Les fausses nouvelles nous rappellent tous les jours que la santé mentale d’une société est fragile

La deuxième décennie de ce siècle tourmenté a commencé deux ans plus tard pour les Colombiens : lorsque, en 2012, le gouvernement a annoncé l’ouverture d’un dialogue de paix avec la guérilla des FARC. Il s’agissait d’aboutir à la sortie négociée d’une guerre qui, remontant à plus d’un demi-siècle, avait laissé sur son chemin près d’un quart de million de morts, et dont le nombre des autres victimes – blessés, individus enlevés ou contraints de partir ailleurs en raison de la violence multiforme – s’élevait au chiffre effroyable de plus de sept millions.

Par le passé, des négociations similaires avaient été initiées à plusieurs reprises avant de se solder par des échecs retentissants. En 1992, après une tentative avortée, un guérillero avait quitté la délégation du gouvernement en prononçant ces mots affligeants : « Nous nous reverrons dans dix mille morts. » En 2012, nous, les Colombiens, espérions qu’il ne serait pas nécessaire d’attendre encore vingt ans et beaucoup plus de dix mille morts pour connaître enfin un pays en situation de paix. En d’autres termes, nous espérions soustraire à la guerre ses prochaines victimes.
Les fausses nouvelles nous rappellent tous les jours que la santé mentale d’une société est fragile

Métaphore de notre continent et de notre temps

Les négociations de La Havane et leurs conséquences ont marqué le reste de la décennie, et pas seulement en Colombie. Le conflit à l’intérieur de mon pays fut une sorte d’étrange métaphore du continent tout entier, un théâtre où se racontaient les histoires importantes des dernières années, des ultimes sursauts de la guerre froide à la naissance puis l’apogée du narcotrafic. Et où tous les acteurs semblaient jouer un rôle : des Etats-Unis – dont l’aide militaire avait radicalement changé les rapports de force du conflit – au Venezuela de Chavez, refuge et soutien des guérillas colombiennes. Cette guerre lointaine est arrivée en France sous le visage d’Ingrid Betancourt, citoyenne française dont la séquestration, pendant six ans, dans la jungle a été l’occasion pour les Européens de découvrir les méthodes abjectes des FARC.

Les négociations pour l’accord de paix ont eu lieu à Cuba, avec la Norvège comme pays garant, et on y avait convoqué des témoins d’autres violences sous d’autres latitudes : en Irlande du Nord, en Amérique centrale ou en Afrique du Sud. Pendant quatre ans, elles ont attiré l’attention de ce qu’on appelle la « communauté internationale », et, un jour nous, nous nous sommes réveillés avec la révélation que ces discussions n’impliquaient pas seulement l’avenir d’un pays.

Ce qui est curieux (et lamentable), c’est que leur résultat a été lui aussi une métaphore de notre temps, de ses pires particularités et de sa face la plus sombre. Les accords mettant fin à cette longue guerre avilissante ont été signés en septembre 2016. Mais, dès les premiers jours, le président Juan Manuel Santos a annoncé que le peuple colombien aurait le dernier mot et que ces accords ne seraient mis en œuvre qu’après avoir été approuvés par référendum. A l’époque, une implacable campagne de rejet, menée sous le regard bienveillant de l’ancien président Alvaro Uribe, a répandu sur les réseaux sociaux tant de mensonges et de distorsions que les votants ne savaient plus où était la vérité, ni ce que contenaient réellement les trois cents pages des accords de paix.

Désinformation et mensonges

On racontait que ces accords priveraient les Colombiens de leurs pensions de retraite, qu’ils favoriseraient l’adoption du modèle d’Etat vénézuélien et, qu’à La Havane on négocierait la suppression de la propriété privée. On disait aussi qu’ils contenaient des clauses secrètes visant à détruire la famille catholique et qu’on cherchait à imposer une « idéologie du genre ». Sur une pancarte célèbre, on put lire : « Non à l’avortement. Voilà pourquoi je dis non aux accords de paix », et, dans leur pensée magique, les gens établissaient un lien entre deux discours sans aucun rapport. Plus tard, quand un pasteur chrétien a affirmé que la signature [de ces accords] de paix avait été en réalité un rite satanique, plus rien ne pouvait me surprendre.

Les accords de paix ont été refusés – par près de 50 000 voix dans un pays qui compte cinquante millions d’habitants – lors du référendum du 2 octobre 2016. Il est impossible de dire avec certitude dans quelle mesure la désinformation et les mensonges ont pesé sur le choix des votants, car la rancœur légitime et la douleur accumulée ont elles aussi été influentes. Quelques jours après, alors que le pays se remettait de ces résultats imprévisibles, est survenu un fait étonnant : dans une interview vaudevillesque, le directeur de la campagne pour le non a révélé la stratégie qu’il avait menée avec ses collaborateurs. Il s’agissait de cesser d’expliquer les accords pour provoquer un sentiment d’indignation. « Nous avons découvert le pouvoir viral des réseaux sociaux », a-t-il dit fièrement, avant de raconter comment ils avaient déformé la vérité.

Cet aveu était si grave que le Conseil d’Etat, une des plus hautes institutions judiciaires de Colombie, a estimé que les responsables de la campagne contre les accords avaient organisé une « mystification généralisée ». Tout était (amèrement) fascinant, comme si on avait mis à notre disposition un mode d’emploi de la manipulation des masses au temps d’Internet. Les paroles de ce politicien sont devenues le symbole parfait des nouveaux liens entre le populisme et le peuple : « On voulait des gens en rogne pour aller voter », a-t-il déclaré. Ils y sont parvenus et le résultat marquera l’histoire de mon pays pendant des générations.

Plutôt une guerre connue qu’une paix à découvrir

Le référendum colombien est devenu l’un des théâtres de la transformation qui s’est opérée au cours de l’année 2016 : après le Brexit et peu avant l’élection de Donald Trump, le sort réservé aux accords de paix a été une des preuves que notre monde n’était plus tel que nous l’avions connu au début de la décennie. Le dictionnaire Oxford a choisi comme mot de l’année le terme « post-vérité », désignant ainsi ce qui fait référence à des « circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence que les appels à l’émotion pour modeler l’opinion publique ».

Depuis, au fil des années, les liens entre les réseaux sociaux et les embrasements politiques dans le monde se sont inscrits dans nos conversations quotidiennes, mais je ne suis pas certain que nous fassions le nécessaire pour neutraliser leurs pires dangers. Les fausses nouvelles – les dérivatifs et le mensonge, les théories échafaudées sur du vent, la calomnie, l’assassinat moral – nous rappellent tous les jours que la santé mentale d’une société est fragile, capricieuse, vulnérable.

J’en reviens à mon pays. A l’époque du référendum de 2016, j’avais défendu – en public et en privé, en Colombie et ailleurs – les points positifs de ces accords forcément imparfaits. Je n’ai cessé depuis de faire valoir l’urgence de mettre en œuvre ce qui avait été convenu. Cela n’a pas été facile car le parti du gouvernement a consacré une grande part de son énergie à entraver leur application. En outre, le climat d’insécurité qui s’est installé parmi les combattants démobilisés commence à avoir des conséquences néfastes. Il y a quelques mois, un groupe de leaders de la guérilla a annoncé qu’ils reprenaient les armes dans un communiqué aussi lâche que belliqueux, bafouant les engagements pris vis-à-vis de la société colombienne et abusant de la confiance des autres démobilisés. Bien qu’ils soient les seuls responsables de cette trahison à la paix, force est de reconnaître que ces récidivistes ont quelque chose en commun avec le camp le plus extrémiste opposé aux accords. Ces deux groupes préfèrent une guerre connue à une paix à découvrir.

Quoi qu’il en soit, la lente acquisition de la paix a prédominé dans les conversations colombiennes au cours des dernières années. Je dis « conversations » en étant optimiste, car on devrait plutôt parler d’une série de monologues sans liens les uns par rapport aux autres. Les Colombiens se sont rendu compte il y a plusieurs années que les négociations de paix étaient également des négociations sur le récit de la guerre. Chacun cherchant à imposer sa version aux autres. Or, une société telle que la nôtre, qui est divisée, antagonique, polarisée et vit dans l’affrontement, ne peut convenir du récit qui reflète le mieux les événements.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : construire un récit qui nous inclue tous, comme s’attachent à le faire ceux qui racontent des histoires, par le biais du journalisme ou de la littérature, et aussi de l’art, de l’histoire et de la photographie. Mais, aujourd’hui, au temps des réseaux sociaux, nous avons pris conscience que nous relatons la grande histoire tous ensemble. C’est un pouvoir colossal et inédit. Or, je crains que nous ne soyons en train de le gâcher. Sauf à profiter de la décennie qui vient pour corriger le tir.

Juan Gabriel Vásquez, écrivain. Traduit de l’espagnol (Colombie) par Isabelle Gugnon.


Nous avons demandé à six écrivains de choisir un ou plusieurs événements qui, selon eux, ont marqué ces dix dernières années. Aujourd’hui, le Colombien Juan Gabriel Vasquez, né à Bogota en 1973, où il réside toujours. Diplômé en droit, il a suivi des études de lettres à la Sorbonne. Avant de partir vivre en Belgique et à Barcelone, où il collabore à différents suppléments littéraires. Grâce à la distance, il a pu enfin écrire sur son pays, dont il n’a cessé d’explorer le passé proche comme dans Le Bruit des choses qui tombent (Seuil, 2012), sur la lutte contre les cartels de la drogue dans les années 1980. Ou, plus lointain, avec Histoire secrète du Costaguana, sur les séismes politiques qui aboutirent, en 1903, à la séparation entre le Panama et la Colombie. Composée de romans, de nouvelles et d’essais, son œuvre a été couronnée de nombreux prix dont le prix Roger-Caillois en 2012, ou le prix de l’Académie royale d’Espagne pour Les Réputations (Seuil, 2014). Son dernier livre, Le Corps des ruines, a paru chez Seuil, en 2017.

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