Les femmes misogynes sont déprimantes, mais elles ne sont pas nos ennemies

La riposte était attendue après l’accablante soirée des césars : non seulement de vieux machos allaient donner de la voix pour défendre l’un des leurs et dire la haine qu’ils vouent aux féministes, mais des femmes allaient le faire, pour un homme qui n’est pas «des leurs», et même qui fait partie du groupe des prédateurs. Nous savons que la chose est possible depuis ce 9 janvier 2018, lorsque nous avons lu avec stupeur, dans Le Monde, que 100 femmes prenaient la défense des harceleurs mis en cause par le mouvement #MeToo. Cette fois-ci, ce sont d’un côté 114 avocates pénalistes (Le Monde, 8 mars) qui prennent la défense d’un milieu pris tous les jours en flagrant délit de «préférence masculine» ; et de l’autre Natacha Polony (Marianne, 4 mars) qui s’élève contre Virginie Despentes, autrice du désormais fameux «On se lève. On se casse. On gueule. On vous emmerde» (Libération, 1er mars).

Vingt ans passés à étudier l’exception française en matière de relations de pouvoir entre les sexes – le quatrième volume paraît ces jours-ci (1) – m’ont permis de comprendre pourquoi ce qui semble invraisemblable ailleurs est possible ici. Et que le phénomène n’est pas neuf : dans celui qui portait sur les Lumières (pour les hommes seulement !), j’ai consacré un développement aux «errements de femmes "éclairées"» – il y en avait déjà.

Passer le relais

Car c’est bien cela qui est révoltant. La haine de soi «de base», celle des femmes qu’on croise au boulot ou dans des cercles proches, on arrive parfois à la supporter. Celle des diplômées, celle des «arrivées», celle des émancipées qui crachent sur les héroïnes d’aujourd’hui, on n’y arrive pas. On se dit qu’elles devraient savoir, elles, que leurs positions, leurs diplômes, leur droit à s’exprimer, elles les doivent à d’autres femmes : à Christine de Pizan, à Marie de Gournay, à Olympe de Gouges, à Hubertine Auclert, à Simone de Beauvoir, à toutes celles et aux quelques ceux qui ont lutté pendant des siècles pour que les femmes puissent concourir pour les bonnes places, exprimer leurs talents, dire leur mot. On se dit qu’elles devraient être reconnaissantes, continuer la lutte, passer le relais, puisque l’égalité est encore loin. Ou fermer leur gueule, simplement.

On se trompe. Aussi en vue soient-elles, ces femmes ne sont que des femmes. C’est-à-dire des victimes du patriarcat. Il suffit de lire leurs tribunes pour le comprendre. Quel qu’en soit le propos officiel, ce qui en sourd comme un geyser est le souci de se faire bien voir des hommes de leur milieu – si ce n’est de leurs hommes. Si elles sortent du bois, c’est qu’il y a le feu. Des femmes protestent haut et fort, mettent en cause le système patriarcal, la justice au service des dominants, la solidarité des oppresseurs, les viols et les meurtres d’épouses, la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin… Et vous ? Vous êtes d’accord avec ces hystériques ? Et toi ? Tu penses aussi qu’on est tous des violeurs ? Depuis #MeToo, combien de mises en demeure dans les dîners en ville, les couloirs des bureaux, les chambres à coucher ? Alors certaines montent au créneau. «On les aime quand même !» clament Deneuve et cie. «On n’accuse pas sans preuve !» protestent les avocates. «Tous les hommes ne sont pas des salauds», répète Polony. Comme si c’était le sujet !

L’empressement à faire allégeance et à se rassurer sur ses errements est tellement grand qu’il annihile la pensée. Polony incrimine un texte qu’elle n’a pas pris le temps de lire. Despentes écrit : «La différence ne se situe pas entre les hommes et les femmes, mais entre dominés et dominants.» Polony comprend que pour elle, «il existe des coupables par essence. Les riches, les blancs, les hommes». Elle est si incapable de maîtriser son char d’assaut qu’elle fait dans l’ignoble («Adèle Haenel en robe du soir et talons aiguilles pour personnifier les pauvres»), qu’elle sort des clous (Despentes est accusée des propos de son ancienne compagne). Et elle déraille pour de bon quand, expliquant que cette dernière est devenue un homme, elle croit pouvoir dénoncer chez elle(s) la «haine des hommes» !

Faire reculer les dominants

Oui, ces femmes-là sont misogynes, puisqu’elles n’hésitent pas à charger leurs semblables. Et non, quoi qu’elles en disent, elles ne sont pas féministes, car le féminisme consiste à s’attaquer à la domination masculine et à ceux qui travaillent à la maintenir à flot. Ce qui ne signifie pas qu’on ne peut pas se critiquer entre femmes, mais qu’on ne doit jamais se tromper de cible, et surtout pas tirer sur celles qui sont en plein combat. De telles femmes, tant que le patriarcat n’aura pas été aboli, les féministes en trouveront sur leur route – puisqu’elles (et ils) font reculer les dominants, effrayant celles (et parfois ceux) qui n’ont pas compris où sont leurs intérêts. Ou qui balancent entre leurs intérêts historiques et leurs intérêts immédiats (comme disent les marxistes) pour un hypothétique plat de lentilles. Ne faisons pas ce qu’on leur reproche : nous détourner des vrais combats, les ériger en adversaires «pires que les machos». Laissons les défendre les pauvres dominants déstabilisés, nous avons mieux à faire. Et réjouissons-nous d’avoir à nos côtés – maintenant comme autrefois – les femmes les plus talentueuses, les plus brillantes, les plus courageuses.

Par Eliane Viennot, historienne.

(1) L’âge d’or de l’ordre masculin. La France, les femmes et le pouvoir, 1804-1860, Paris, CNRS édition, en librairie le 21 mars.

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