Les flammes de Notre-Dame, c’est notre monde qui brûle

Que s’est-il passé lundi soir ? Un événement proprement sidérant, sur lequel il est difficile de mettre des mots. Le sentiment de vivre une faille temporelle, qui suspend le quotidien pour nous projeter dans une temporalité où, sous nos yeux ébahis, plusieurs siècles d’histoire partent en fumée. Un déchirement qui nous arrache à nous-mêmes et nous laisse, face à l’incommensurabilité des pertes, sans voix. Les vitraux des roses nord et sud, joyaux du XIIIe siècle, explosés. Une charpente, dont certaines poutres dataient de 1220, consumée. La flèche de Viollet-le-Duc, effondrée. Des faits inimaginables qui rendent le présent insaisissable. Notre-Dame qui brûle, c’est l’héritage séculaire des bâtisseurs du Moyen Age, la trace qui impose leur souvenir à notre présent, qui s’altère.

Reste alors l’histoire de l’œuvre. Celle de Maurice de Sully, l’évêque de Paris qui, en 1163, lance le chantier de reconstruction de la cathédrale, dans ce nouveau style que les hommes de la Renaissance, du haut de leur mépris, appelleront le « gothique ». Il faudra attendre cent sept ans pour que s’achève ce chantier, où se succèdent les plus grands maîtres d’œuvre du siècle de saint Louis : Jean de Chelles, Pierre de Montreuil, Jean Ravy.

Notre-Dame donne à voir l’image d’un Moyen Age lumineux, où les capacités techniques sont mises au service d’une architecture puissante, qui s’élève en hauteur et évide les murs pour laisser pénétrer une lumière continue dans la nef. Les trois grandes roses qui ornent les façades symbolisent cette ouverture rayonnante et l’optimisme d’une société en plein essor, qui s’est montrée capable d’ériger ces « rêves de pierre » dans toute l’Europe. Elle est l’œuvre des élites urbaines de cette France du Nord, qui prospèrent avec l’essor des échanges et du commerce entre mer Baltique et Méditerranée.

Formées à la scolastique, cette culture intellectuelle fondée sur des principes de clarification et d’organisation en parties hiérarchisées, ces élites en empreignent leurs créations. C’est ainsi que l’historien d’art Erwin Panofsky comprenait par exemple le principe de la transparence et le rôle des voûtes d’ogives, qui subdivisent uniformément l’ensemble du bâtiment, des travées de la nef à celles du déambulatoire du transept et de l’abside. « Dans son imagerie, écrit-il dans Architecture gothique et pensée scolastique (1951), la cathédrale classique cherche à incarner la totalité du savoir chrétien, théologique, naturel et historique, en mettant chaque chose à sa place. »

Notre-Dame symbolise ainsi l’un des plus beaux accomplissements de ce que l’humanité a pu laisser sur cette terre. Réalité médiévale, elle offre un contrepoint nécessaire à l’image obscurantiste d’un Moyen Age barbare et violent, qui a servi depuis le XVIIIe siècle de repoussoir à la modernité, en incarnant l’autre absolu de notre présent.

Effondrement

Dans la contemplation du désastre, le temps s’éternise et ouvre une brèche : ce que nous croyions immuable, ce que nous avons toujours vu là depuis des siècles, ce qui littéralement fait partie du paysage, est en train de disparaître. Ce monument qui nous relie à notre passé lointain et nous inscrit dans une histoire de longue durée se défait là, sous nos yeux. Certes, Notre-Dame n’était pas exactement l’édifice qu’elle fut « au Moyen Age », mais lequel ? Comme tout édifice, elle n’a eu de cesse d’évoluer, s’adaptant aux goûts du temps et aux besoins des époques.

A partir de 1844, la restauration qu’en font Viollet-le-Duc et Jean-Baptiste Lassus ne vise pas seulement à réparer cette vieille bâtisse multiséculaire, mais à figer l’image d’un Moyen Age tel que le XIXe siècle le fantasme, épuré et blanc, et, de ce fait, loin, très loin du goût pour les couleurs chatoyantes du XIIIe siècle. Notre-Dame est ainsi l’image de ce passé constamment modifié, travaillé, et cela ne relativise en rien l’immensité de la perte. Au contraire, cette densité de strates historiques lui donne une formidable épaisseur de mémoires accumulées, et aggrave encore le chagrin.

Lundi soir, l’image de Notre-Dame qui s’embrase apparaît soudain comme la manifestation inattendue mais évidente d’un effondrement. Ce mot, qui est là, dans l’air du temps, qui nous menace et nous projette dans un avenir inimaginable, vient s’imposer pour décrire ce qui arrive à l’un des édifices les plus emblématiques de notre histoire, frappant notre mémoire, ouvrant cette faille temporelle où l’avenir vient percuter le passé. Et là, impuissants devant nos écrans, tout se passe comme si nous assistions à ce que nous ne voulons pas voir : les flammes de Notre-Dame, c’est notre monde qui brûle. C’est l’Effondrement, avec un E majuscule, celui de la biodiversité, c’est la grande extinction des espèces, la fin des démocraties libérales occidentales.

Pouvons-nous nous arrêter et le voir ? Pouvons-nous regarder dans cette tragédie autre chose que le spectacle terrifiant d’un monde qui s’écroule ? Cet événement va-t-il venir déstabiliser ce rapport au présent immédiat, qui nous colle sans cesse le nez au guidon, nous aveugle et nous empêche de penser notre avenir ? Notre-Dame qui brûle, ce n’est pas l’incendie d’un sanctuaire catholique, c’est bien plus que cela, c’est le surgissement brutal et forcément inattendu d’un passé, qu’on croyait infaillible et qui fait irruption en même temps qu’il s’annihile. Notre-Dame qui brûle, c’est la tyrannie du présent qui devient insupportable.

Fanny Madeline est agrégée d’histoire et docteure en histoire médiévale. Elle est l’auteure de Les Plantagenêts et leur empire. Construire un territoire politique (Presses universitaires de Rennes, 2014)

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