Les frappes en Syrie sont-elles justifiées par la “responsabilité de protéger” ?

Plus grande catastrophe humanitaire du XXIe siècle, la guerre en Syrie est un échec collectif de notre « responsabilité de protéger » (R2P). Apparue en 2001, unanimement adoptée par l’Assemblée générale des nations unies en 2005, la R2P est une doctrine par laquelle les Etats s’engagent à protéger les populations des atrocités de masse (génocide, crimes contre l’humanité, nettoyage ethnique, crimes de guerre). Elle s’organise autour d’une double norme : la responsabilité principale des Etats de protéger leurs populations, qui est une obligation juridique, et la responsabilité subsidiaire de la communauté internationale de le faire en cas de défaillance, qui est un appel moral et politique. Contrairement au « droit d’ingérence », elle a un large spectre – c’est une responsabilité de prévenir, de réagir et de reconstruire –, elle ne se réduit pas à l’intervention militaire, qui n’est que l’un de ses moyens, en dernier recours. Et surtout elle ne dispense pas de l’autorisation du Conseil de sécurité.

Depuis 2011, la R2P est sous le feu des critiques. On l’a accusée successivement d’avoir incité à intervenir en Libye et d’avoir été impuissante à protéger les civils en Syrie – ce qui est paradoxal puisque dans un cas on reproche l’action, et dans l’autre l’inaction. En réalité, il ne faut pas exagérer son rôle dans l’affaire libyenne, qui aurait eu lieu sans elle. Ce n’était pas la première fois que le Conseil de sécurité autorisait « tous les moyens nécessaires » pour protéger des populations. Et les difficultés rencontrées ont été celles de toute intervention militaire : la temporalité (savoir quand commencer et où s’arrêter), l’effet positif (contre-factuel, donc impossible à prouver), la motivation (la relation entre la morale et les intérêts), la sélectivité (accusation de « deux poids, deux mesures ») et la transition (gagner la paix). Le relatif échec de la R2P en Libye est celui de la responsabilité de reconstruire.

Contrairement à ce que l’on entend souvent, la Libye n’a pas tué la R2P, qui poursuit sa croissance : les Etats l’invoquent beaucoup plus qu’avant (dans une soixantaine de résolutions du Conseil de sécurité depuis 2011) et le « Groupe des amis de la R2P » réunit toujours davantage d’Etats (51 ainsi que l’Union européenne).

Impuissance face à la tragédie syrienne

La R2P a bien été invoquée dans le cas syrien, par le secrétaire général des Nations unies, ses conseillers spéciaux, la haut-commissaire aux droits de l’homme, et plusieurs Etats dans des projets de résolution au Conseil de sécurité, tous rejetés par le veto russe. Si la R2P est impuissante face à la tragédie syrienne, ce n’est ni parce qu’elle serait discréditée depuis la Libye, ni parce qu’il manquerait la volonté de « faire quelque chose ». Mais tout simplement parce que, telle qu’elle a été acceptée par les Etats en 2005, elle requiert l’autorisation du Conseil de sécurité pour servir de fondement à des moyens coercitifs et que, sur la Syrie, Moscou a systématiquement opposé son veto (12 fois depuis 2011, dont la moitié dans la dernière année). Le cas syrien pose cette question : que faire lorsque le Conseil de sécurité est paralysé par l’un de ses membres faisant un usage systématique du veto ?

C’est ainsi que la France a ressuscité une idée introduite par Hubert Védrine en 1999 au moment de l’intervention au Kosovo (qui s’est faite sans autorisation du Conseil de sécurité) : un encadrement volontaire du droit de veto en cas d’atrocités de masse. La France, soutenue par des dizaines d’Etats, s’y est engagée mais elle est le seul membre permanent du Conseil de sécurité à l’avoir fait et la proposition a été d’emblée rejetée par la Russie. Le problème reste entier.

Justification morale et politique

La R2P est une obligation de comportement, pas de résultats – car ceux-ci ne dépendent pas d’elle mais de la volonté politique des Etats. Elle est une responsabilité d’essayer, pas de réussir. Ce qui signifie que les échecs de la R2P, en l’occurrence en Syrie, ne sont pas des preuves de son inexistence en tant que norme – seulement des limites de sa mise en œuvre. La sédimentation normative prend du temps. En attendant, que faire ?

Les frappes du 14 avril contre les capacités du régime syrien permettant la production et l’emploi d’armes chimiques sont justifiées, d’une part par le fait qu’en maintenant un programme clandestin et en faisant un usage répété et délibéré de l’arme chimique, Damas a violé le droit international, ainsi que plusieurs résolutions du Conseil de sécurité ayant qualifié cet emploi de « menace contre la paix et la sécurité internationales » ; et, d’autre part, par le fait que le Conseil de sécurité, qui avait pourtant décidé dans sa résolution 2118 qu’en cas de violation il « imposera des mesures en vertu du Chapitre VII », n’a pas été en mesure de le faire, bloqué par le veto russe. C’est la crédibilité de nos engagements contre la prolifération des armes de destruction massive qui était en jeu, pas seulement le chimique et pas seulement en Syrie.

Quel lien avec la R2P ? Non seulement l’usage d’armes chimiques constitue au moins un crime de guerre, potentiellement un crime contre l’humanité, qui, l’un comme l’autre, relèvent bien de la R2P, mais il s’inscrit aussi dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique du régime syrien contre une partie de son peuple depuis 2011, qui a déjà fait des centaines de milliers de victimes. Le risque est alors de donner l’impression que nous sommes prêts à protéger les civils lorsqu’ils sont tués par des armes chimiques, mais pas lorsqu’ils le sont, beaucoup plus nombreux d’ailleurs, par des armes conventionnelles. Pour que le chimique ne soit pas l’arbre qui cache la forêt des morts en Syrie, maintenant que notre détermination est connue, l’urgence est d’aboutir à une solution politique.

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM). Il s'exprime ici en son nom propre.

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