Je viens d’une de ces tribus où les camps ont une puissance de réalité telle que leur évocation ponctue les causeries les plus ordinaires. Sans drame, ou exceptionnellement, ou en passant, ou juste comme ça, le camp surgit dans la phrase puis la quitte aussitôt comme il en va du vocabulaire quotidien. Aussi n’ai-je jamais eu envie de voir Auschwitz-Birkenau, jamais. Mais tout récemment, à l’occasion du 65e anniversaire de la libération du camp, l’une des deux rescapés de ma famille a manifesté le désir de s’y rendre une fois encore, la dernière, sur les traces de sa mémoire et pour dire adieu aux siens. Y aller avec Régine, cette toute petite femme rétrécie au fil des ans, 90 ans, d’une vitalité à épuiser un enfant, était une occasion sans doute sans lendemain. «Je viens avec toi. - Ah ! Quel bonheur…» Plus question de reculer.
Pourtant l’affaire m’a vite paru mal engagée. Et d’abord le courrier de la puissance invitante, le secrétariat d’Etat à la Défense et aux Anciens combattants. «Il m’est particulièrement agréable de vous convier […] à accompagner le ministre pour ce déplacement symbolique.» J’ai pensé : Auschwitz est, j’espère, trop réel pour devenir symbolique. Et aussi : les déportés n’accompagnent personne dans les camps, ils y reçoivent. Et encore : a-t-on besoin de figurants pour la photo ? Mais il y a des sujets, comme celui-là, où on est très pointilleux et on avance tous sens dégainés. Il fallait tempérer. La formulation était maladroite, mais le cœur devait y être. J’avais mauvais esprit. A quelques jours du départ, on a reçu le programme de la journée dans une enveloppe aux couleurs de la France, certifiée ministère de la Défense. Au milieu de l’enveloppe, imprimé sur un sticker, mon nom ès qualité : C. H., accompagnatrice, Union des déportés d’Auschwitz. «Allô, t’as reçu ta convocation ? - Oui, Régine. - Ils ont mis quoi sur ton enveloppe ? - Accompagnatrice. Et sur la tienne ? - Ancienne déportée. - Sur l’enveloppe ? Ils ont mis ça sur l’enveloppe ?! - Oui, sur l’enveloppe.» Ils auraient dû mettre le numéro, m’a dit un ami. Mes amis aussi ont mauvais esprit.
Animation collective
Le 27 janvier, à 5 heures du matin, on a rejoint l’avion officiel. A bord, 170 passagers, le ministre et sa troupe, des personnalités, des parlementaires, des lycéens… Et seize anciens déportés de 80 ans bien passés. Nous nous sommes posés à Cracovie par - 17 °C pour embarquer dans des bus direction Oswiecim. A chaque bus son «chef de groupe». La nôtre fit preuve d’un talent certain pour l’animation collective. Puisque le bus transportait des déportés et des lycéens - lauréats, qui plus est, du concours national de la Résistance -, ils allaient se causer.
A voix haute. Au micro. On appelle ça la transmission de mémoire. La chef de groupe : «Madame M., venez, venez vous asseoir devant, prenez le micro, venez témoigner pour les jeunes et eux vous poseront des questions.» La voix de Madame M. s’élève dans le bus, au micro, entraînée malgré elle dans le circuit découverte de l’extermination. «Mes parents et dix de mes frères et sœurs ont été gazés dès le départ…» Trois jeunes lycéens ont pris place à ses pieds, tendus vers la transmission de mémoire… «Et le SS était capable de prendre mon numéro et de me fusiller…» Madame M. sollicite les adolescents pour qu’ils posent des questions. «Vous n’imaginez pas ce qu’était l’appel, dans le froid glacial, nus, pendant des heures…» Madame M. insiste pour entendre des questions, les lycéens sont à la peine. «Et la faim ? Heureusement vous ne savez pas ce qu’est la faim…» Au fond du bus, la conversation a repris normalement - la mémoire y avait sans doute déjà été transmise… «Les cheminées brûlaient constamment…» Les lycées ont fini par dénicher quelques questions… «Il y avait une odeur à Auschwitz qu’on ne peut pas oublier…» J’ai pensé que cette voix allait sans fin s’écouler du micro, couvrant sans l’effacer le brouhaha des conversations et soudain, ce fut irrépressible, j’ai bondi au fond du bus vers l’accompagnatrice : «Vous allez nous faire subir ça jusqu’au bout ? C’est obscène !» La chef de groupe : «Pour toute réclamation, adressez-vous au service du protocole.» Autour de nous quelques parlementaires avaient écouté, surpris et muets. Ce n’était donc pas obscène. J’avais mauvais esprit.
Nous sommes arrivés à Auschwitz une heure plus tard et avons quitté le groupe pour arpenter le camp au fil des souvenirs de Régine. Trop-plein d’émotion et peu de souvenirs, c’est à Auschwitz II-Birkenau qu’elle était. Avant le déjeuner, une ancienne déportée l’a interpellée, avec ce fort accent yiddish prochainement disparu. «La visite vous plaît ? Moi, elle me plaît pas du tout ! Ils ont tout changé, les lunettes, y en a presque plus, et les cheveux, c’est pas les vrais cheveux. Y avait de grandes nattes, de grosses nattes blondes, elles y sont plus. - C’est impossible, madame, ils n’ont pas changé les vitrines. - Je vous dis qu’ils ont tout changé ! Les nattes sont plus là, les lunettes non plus…» Trop-plein d’émotion. A table, j’ai conversé avec mon vis-à-vis, monsieur Salomon, décoré du mérite, de l’honneur et de la Croix de guerre. Résistant, il n’était jamais passé à Auschwitz ; il avait survécu au Struthof et à Dachau.
Après le repas, on nous a embarqués vers Birkenau… vers le porche d’entrée de Birkenau, la rampe de Birkenau. C’était une belle journée froide et ensoleillée, la rampe était couverte d’une épaisse couche de neige, on a marché vers la longue tente dressée pour les cérémonies officielles, là-bas, au fond du camp, et le long de la rampe, Régine a expliqué à quelques membres de la délégation la sélection à l’arrivée des trains. Ecoute très attentive, mais ça n’a pas duré, on a rejoint la tente où ça bouchonnait à l’entrée. «Les survivants !… Passez devant !» Comme accompagnatrice de survivant, j’ai eu la chance de pouvoir couper la foule.
«Di redst yiddish ?»
Sous la tente, quelques centaines de personnes étaient installées - les survivants en bonne place, mais comme ils n’atteignaient pas la centaine, ils n’en prenaient pas beaucoup. Dans la foule, çà et là, des calottes ecclésiales, des chapeaux de juifs pieux, quelques bonnets de déportés. Une dame m’a abordée, «di redst yiddish ?», j’ai envoyé Régine. La dame tenait à la main une photo vieillie où posaient 25 adultes, jeunes et moins jeunes. Sa famille, a-t-elle expliqué, tous assassinés, sauf une, elle-même. Au ghetto de Vilno, les nazis avaient été très efficaces. Mais là, sous la tente, Régine et elles ont ri et chanté en yiddish.
A mes côtés, monsieur Salomon, un peu là, un peu ailleurs. «Nous, les combattants, c’était normal, les combattants quand ils sont pris, l’ennemi les punit. Mais les israélites, eux, pourquoi ? Pourquoi ?! Les israélites, eux, ils n’avaient rien fait. Heureusement, je ne vivrai plus très longtemps, sinon je pourrais devenir sanguinaire…» Je comprends, monsieur Salomon, je comprends, c’est un peu mon histoire. «Votre histoire? Parce que vous êtes israélite vous aussi?» Ce n’était pas le moment mais j’ai failli pouffer, pensant à la scène de Rabbi Jacob où de Funès interroge son chauffeur : «Vous êtes juif, Salomon ? ! Vous êtes juif ?!….» A Birkenau, monsieur Salomon, peut-être pas juif, rejouait avec moi la scène en inversant les rôles. Rien n’est jamais certain. Mais il ne s’agissait pas de rigoler, les discours allaient commencer. La puissance invitante a parlé en premier, en polonais naturellement. Puis une deuxième personne, un déporté je crois, mais peut-être pas, a pris la parole, en polonais également, et au troisième propos en polonais non sous-titré, j’ai eu enfin l’idée de me saisir du document rangé sous mes fesses qui contenait une partie des discours en anglais. Mais ignorant tout de la langue originale je ne sus où rattraper la traduction. Après quarante minutes de polonais non traduit non sous-titré, j’ai quitté la tente, pensant qu’il ferait nuit quand tout serait fini et que je n’aurais rien vu à Birkenau.
Mais en ce 65e anniversaire de sa libération, le camp était bouclé aux trois quarts. Exceptionnellement. Pour garantir, s’est-il dit, la sécurité de Benyamin Netanyahou. Le Premier ministre d’Israël était le seul dirigeant étranger présent, comme si, pour tous, il allait de soi qu’il fût le représentant incontournable de la destruction des Juifs d’Europe. Sa présence avait de surcroît entraîné la fermeture du camp sans que personne eût un instant songé aux ultimes survivants. Et pas davantage à ceux qui avaient fait le voyage - comme si la visite d’Auschwitz-Birkenau était une balade touristique renouvelable à loisir. Dès lors, pour quitter la rampe et accéder à la partie non close, il fallait sortir. Mais sortir ne garantissait pas de pouvoir revenir sur ses pas pour regagner la tente. Etre à Auschwitz. S’énerver après la garde pour ne pas quitter le camp. Puis s’énerver derechef après la garde pour y rentrer à tout prix. Raconté après coup, c’était assez comique, sur l’instant, ça ne l’était pas du tout.
Armée Rouge oblige
Quand j’ai enfin pu rejoindre la tente, il était largement plus de 5 heures, et Régine en sortait indignée par près de trois heures de discours en polonais non traduit, avec un léger intermède en russe (armée Rouge oblige) et un autre intermède en anglais (Netanyahou). Le représentant de la France, pas assez prestigieux dans la hiérarchie de l’Etat, n’était pas au programme. «Ici, c’est chez moi», avait dit Régine quelques heures plus tôt. «Ici, c’est chez nous», avaient dit d’autres rescapés.
Le monde occidental, parlant ce jour-là polonais, venait de célébrer la libération d’un camp devenu une affaire polonaise, et pas un Rom, pas un Juif non polonophone n’avait été convié à s’exprimer dans une langue qui était la leur quand ils furent anéantis. Alors eut lieu le seul événement humain de cette journée imposée, au pied du monument figé dans un champ de neige, les prières aux morts et la plainte du kaddish s’élevant, horriblement poignante, dans la nuit noire trouée des flammes de centaines de petites bougies.
Dans l’avion, au retour, des langues se sont déliées sur cette invraisemblable commémoration, la dernière où s’étaient joints des survivants a répété la presse du jour et du lendemain qui n’y avait rien vu. Quant à moi, ce 27 janvier 2010 à Auschwitz-Birkenau, j’ai eu la sensation bouleversante d’avoir participé au cortège funéraire de la mémoire.
Catherine Herszberg, auteure notamment de Fresnes, Histoire de fous (Seuil, 2006). Vingt-trois membres de sa famille ont disparu dans les camps de la mort.