Les gilets jaunes, ou l'Etat néolibéral à bout de souffle

Des gilets jaunes à Lille, le 8 décembre. Photo François Lo Presti. AFP
Des gilets jaunes à Lille, le 8 décembre. Photo François Lo Presti. AFP

Cela fait bien longtemps que des voix multiples tirent le signal d’alarme sur le fait suivant : le capitalisme dans sa version néolibérale produit un accroissement des inégalités si vertigineux qu’il atteint désormais un point de rupture sociale, et donne un sentiment de dépossession démocratique tel qu’il ruine la confiance dans les institutions représentatives. Les gilets jaunes ont rendu manifeste ce double point de rupture : beaucoup de gens, peut-être une majorité aujourd’hui, ne peuvent tout simplement pas vivre dans ce système économique. Salariés et fonctionnaires des classes moyennes, employés et travailleurs pauvres, familles monoparentales ou «recomposées», ils ne gagnent pas assez pour payer un loyer ou des emprunts, assurer leur quotidien et celui de leurs enfants, acquitter les taxes directes et indirectes.

Or suivant une analyse classique du sociologue allemand Claus Offe (Herausforderungen der Demokratie : zur Integrations - und Leistungsfähigket politischer Institutionen, Campus Verlag, 2003), l’Etat a(vait) une double fonction dans le cadre d’un capitalisme avancé : d’un côté, il sert les intérêts dominants en assurant l’ordre et la mise à disposition d’une force de travail, mais de l’autre il compense les inégalités et redistribue la richesse produite de façon à créer des conditions d’existence viables pour les travailleurs, les employés, etc. Cette balance, celle du compromis keynésien ou des «décennies social-démocrates» d’après la Seconde Guerre mondiale, a été brisée par des décennies de néolibéralisme. La «gouvernementalisation de l’Etat», analysée par Foucault dans ses cours sur le néolibéralisme, a mis celui-ci si largement au service des intérêts privés, des grands groupes industriels, financiers, bancaires, et des individus les plus fortunés, au détriment des services sociaux, des plus pauvres et des classes moyennes, qu’une partie toujours plus grande de la population est paupérisée, voit ses prestations sociales et son pouvoir d’achat diminuer et ses contributions fiscales augmenter.

Réappropriation du pouvoir par le peuple

Avant les gilets jaunes, c’est au fond Macron lui-même qui a exhibé cette «contradiction» qui lui est revenue comme un boomerang : suppression (partielle) de l’ISF, allégement de la fiscalité sur les revenus du capital et les bonus, subventions sans contrepartie aux entreprises, «en même temps» qu’on diminue les APL, les aides au logement social, et qu’on présente les dépenses sociales comme un «pognon de dingue». Le «en même temps» de sa campagne suggérait plutôt un souci d’équilibrer l’inspiration libérale de son programme par des inflexions de gauche, mais il a cédé la place dans la pratique, à une remise des clés économiques et sociales du gouvernement à la droite la plus aveuglément libérale, à un abandon des perspectives de lutte contre les inégalités, si l’on excepte une hausse du minimum vieillesse et le dédoublement des classes de ZEP. Ne reste alors que le passage en force de l’agenda des réformes néolibérales, comme celle du code du travail, qui a pu faire parler, pour une part à juste titre, d’un «libéralisme autoritaire».

Eh bien non, ça ne marche plus, ça suffit comme ça. Comme le note encore Claus Offe, à mesure que les gouvernements ont perdu le contrôle de la politique économique en se calquant sur un agenda fixé d’avance (remboursement de la dette, interdiction d’un déficit supérieur à 3%, réduction des protections des travailleurs au nom de la compétitivité, coupes dans les dépenses de l’Etat, austérité…), les citoyens ont perdu confiance dans l’idée qu’un contrôle démocratique sur les politiques gouvernementales était crédible. Si le néolibéralisme est né d’une «crise de l’Etat-providence» qu’il avait lui-même diagnostiquée, il pourrait bien mourir d’une «crise de l’Etat néolibéral» dès lors que celui-ci a fini par produire ce que ses premiers théoriciens, dans les années 1930 (les «ordolibéraux» allemands), voulaient éviter : un décrochage des travailleurs pauvres, des classes moyennes et des chômeurs qui, ne «s’y retrouvant plus», se détourneront de la démocratie libérale et seront tentés par diverses options, toujours ouvertes, – un mouvement social aux accents insurrectionnels, une forme d’anarchisme «antipolitique», le fascisme (aujourd’hui relooké), le «populisme de droite» ou des variantes (aujourd’hui plutôt libertaires) de communisme.

Traversé par des courants contraires, ce mouvement sans leader a les inconvénients de ses avantages : une dispersion des demandes, une incertitude quant à l’horizon politique, parfois une haine préoccupante de la représentation et des représentants. Mais les gilets jaunes dessinent aussi d’autres voies, prometteuses : une demande de démocratie sociale, de réappropriation du pouvoir par le peuple sous forme de démocratie plus directe, – assemblée citoyenne (à la place du Sénat), référendum d’initiative populaire, – une inversion de la politique économique et sociale en faveur des moins riches et des classes moyennes. Le timide début de réponse apporté par le chef de l’Etat aux demandes les plus ponctuelles laisse entièrement ouvert ce chantier de refondation démocratique et d’instauration d’un système économique plus juste.

Par Jean-Claude Monod, directeur de recherches au CNRS et professeur à l’Ecole normale supérieure (Paris).

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