Les grandes coalitions ont asphyxié le débat politique

Dimanche 22 mai en Autriche, Norbert Hofer sera probablement élu président fédéral. La campagne électorale de l’entre-deux-tours a confirmé son professionnalisme : il a eu l’avantage dans les débats télévisés qui l’ont opposé à son adversaire, Alexander Van der Bellen. Le candidat soutenu par les Verts (Die Grünen) est arrivé second au premier tour, contre toute attente.

Ce dernier, économiste distingué, a confirmé tous les défauts de ses éminentes qualités : son sérieux taxé de professoral et sa répugnance à la polémique de bas étage l’ont empêché de mettre sérieusement en difficulté l’habile M. Hofer, un excellent communicant qui a suivi des séminaires intensifs de rhétorique, et même de « programmation neuro-linguistique ».

Aucune consigne de « vote républicain » en faveur de M. Van der Bellen n’a été officiellement donnée par les partis de gouvernement, rétrogradés, au premier tour, à la quatrième et à la cinquième place, les conservateurs (ÖVP) et les sociaux-démocrates (SPÖ).

D’abord parce que ces deux partis sont engagés au niveau régional dans des coalitions gouvernementales avec le FPÖ, qu’ils ont puissamment aidé à se « dédiaboliser » et à s’intégrer dans les institutions politiques du pays.

Humiliation

Ensuite, parce que la voix de ces deux partis a perdu toute autorité après la terrible humiliation qu’ils ont subie au premier tour. Seules quelques personnalités, à titre personnel, ont appelé à voter pour M. Van der Bellen. La candidate indépendante arrivée troisième au premier tour, Irmgard Griss, n’a pas, elle non plus, appelé au « vote républicain » pour le candidat des Verts.

Les intellectuels, les artistes, les écrivains lancent des appels et font circuler des pétitions. Mais ceux-ci pourraient se révéler contre-productifs : les électeurs de M. Hofer supportent mal les donneurs de leçons qui prétendent les morigéner. En Autriche, le vote FPÖ est entré dans les mœurs, il passe pour tout à fait normal, pour ne pas dire anodin.

Celui qui aujourd’hui voudrait le dénoncer, comme au temps où Thomas Bernhard, disparu en février 1989, vitupérait l’Autriche mal dénazifiée, prêcherait dans le désert, et, s’il trouvait quelqu’un pour l’entendre, susciterait l’indignation, non contre M. Hofer mais contre lui-même.

Enfin et surtout, les partis dits de gouvernement sont à court d’arguments électoralement efficaces. Il faudrait avoir peur de Norbert Hofer : ses électeurs le trouvent rassurant, « smart », ils aiment sa jeunesse, son élégance souriante, son dynamisme.

Souhait d’un profond renouvellement

Il faudrait craindre un bouleversement des équilibres sur lesquels la République d’Autriche est fondée depuis des décennies, M. Hofer pourrait prendre au pied de la lettre les pouvoirs importants que la constitution donne au président, et se comporter comme le président de la République de Weimar (voire comme le président français sous la VRépublique…), pour favoriser ses amis politiques et leur permettre de prendre en main le gouvernement fédéral.

Mais les électeurs de M. Hofer souhaitent précisément un profond renouvellement de la vie politique autrichienne. Ils ont pris en horreur les partis dits de gouvernement et le trombinoscope d’une classe politique faite, jugent-ils, de vieux routiers et de chevaux sur le retour. Ce qui ne les empêche pas d’accepter, semble-t-il avec appétit, la cuisine du FPÖ.

A leurs yeux, les perpétuelles grandes coalitions ÖVP-SPÖ ou SPÖ-ÖVP n’ont fait que protéger une oligarchie entretenue par les partis contre le risque de l’alternance et imposer une ligne ni de droite ni de gauche, ni chair ni poisson, fondée sur la recherche du compromis. Or, ces compromis censés apaiser le corps social, les électeurs de M. Hofer les considèrent comme des partages de territoire contraires à l’intérêt supérieur du pays. Les grandes coalitions ont asphyxié le débat politique et donné au FPÖ le rôle d’unique parti d’opposition (les Verts autrichiens ayant opté depuis longtemps pour des alliances tantôt avec le SPÖ, tantôt avec l’ÖVP).

Le vivier électoral du SPÖ est à sec : dans ce pays où, depuis 2007, on acquiert le droit de vote à l’âge de 16 ans, 51 % des électeurs de moins de 30 ans ont voté pour Norbert Hofer au premier tour. Pire encore pour les sociaux-démocrates : quelque 70 % des ouvriers ont voté de même.

Les préoccupations réelles du pays

Appeler à défendre les acquis de l’Union européenne contre le très eurosceptique M. Hofer ? Mais les électeurs de M. Hofer ne voient pas les acquis, ils ne retiennent que ce qu’ils tiennent pour les méfaits d’une Europe déboussolée et impuissante, face à la crise des migrants qui met l’Autriche en difficulté, alors même qu’elle a longtemps et plutôt généreusement joué son rôle de terre d’accueil.

Mettre en garde contre un repli identitaire germanocentrique et xénophobe ? Mais les électeurs de M. Hofer réclament ce qu’ils ne voient pas comme un repli mais comme un retour à la raison et à la saine défense des intérêts de leur pays. Et ils ont beau jeu de rappeler que l’ancien chancelier social-démocrate Werner Faymann – qui a donné sa démission après la bérézina du SPÖ au premier tour de l’élection présidentielle, et laissé la place à Christian Kern – a lui-même engagé l’Autriche, par pure démagogie, dans une politique très restrictive face aux migrants. Une politique que M. Hofer, s’il est élu, n’aura qu’à poursuivre et durcir. Seul le maire social-démocrate de Vienne, Michael Häupl, a su défendre, sur la question brûlante des migrants, une position digne.

Si, dimanche, M. Hofer emporte la victoire, il le devra à son savoir-faire politique et à celui de Heinz-Christian Strache, le dirigeant du FPÖ. Il le devra aussi à la faillite de la politique suivie depuis le premier coup de tonnerre de 2000, au moment de la formation du gouvernement de petite coalition des conservateurs de l’ÖVP de Wolfgang Schüssel et du FPÖ de Jörg Haider.

En 2000, la France et l’Europe prétendaient sanctionner l’exception autrichienne à la règle censée s’imposer à tous les pays membres de l’Union européenne. Aujourd’hui, l’Autriche n’apparaît plus du tout comme une exception, mais comme le banc d’essai d’un scénario qui pourrait se dérouler dans un autre décor. En France par exemple, au printemps 2017, si les « partis de gouvernement » persistent à ne s’intéresser qu’à eux-mêmes en ignorant les préoccupations réelles du pays, et à ne compter que sur la victoire du Front national au premier tour de la présidentielle pour éliminer leur adversaire.

Et si ces partis soi-disant de gouvernement étaient éliminés dès le premier tour, comme en Autriche ? A la veille du premier tour, l’immense majorité des Autrichiens considérait encore un tel scénario comme totalement fantaisiste…

Jacques Le Rider est l’auteur de nombreux ouvrages sur la littérature et la culture viennoises. Il a notamment publié « La Censure à l’œuvre. Freud, Kraus, Schnitzler » (Hermann, 2015) et « L’Autriche de M. Haider : un journal de l’année 2000 » (PUF, 2000).

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