Les grandes villes russes s’opposent

La Russie des très grandes villes a défié le pouvoir aux élections locales et régionales du 8 septembre. En dépit de pressions exercées par les administrations, de nombreux électeurs se sont tournés vers les candidats d’opposition. A Ekaterinbourg, capitale de l’Oural et quatrième ville de Russie, l’opposant Evgueni Roïzman, du parti Plateforme civique, a battu le candidat du Kremlin. A Moscou, 27% des votants selon les résultats officiels, 30 à 33% selon les estimations des observateurs, ont voté pour le plus farouche opposant à Vladimir Poutine. C’est un résultat remarquable pour Alexis Navalny, condamné le 17 juillet à cinq ans de prison pour des délits invraisemblables, et qui a fait campagne cet été en liberté conditionnelle, dans l’attente du verdict de la Cour d’appel.

Le maire sortant de la capitale, Serguei Sobianine, a entériné sa victoire à l’arraché, avec un petit 51,3% officiellement. Le candidat du Parti communiste a obtenu 10% des suffrages, et les trois autres candidats entre 2 et 3%. Le maire sortant ne pouvait pas prendre le risque d’un second tour… car il aurait pu le perdre. Il a d’ailleurs avancé la date de sa cérémonie d’inauguration au 12 septembre pour couper court aux demandes de recomptage des voix. Ce jour-là, l’ambiance n’était pas festive : Poutine se tenait raide, la mine sombre sur le podium, à côté de son loyal serviteur. Il ne s’attendait pas à une telle déconvenue. Il pensait pouvoir assurer des élections franches à ses proches et inféodés, et prendre ainsi sa revanche sur les millions d’électeurs russes qui avaient voté contre lui en mars 2012 et contre son «parti du pouvoir» aux législatives de décembre 2011. Vladimir Poutine apprend à ses dépens qu’il est délicat d’ouvrir seulement à demi la boîte du pluralisme. Refermer le couvercle s’avère difficile à moins de recourir à une répression de grande ampleur ou de suspendre les élections.

Il ne fait guère de doutes que les quelque 27 000 voix qui ont permis à Sobianine de franchir la barre des 50% ont été mal acquises. En effet, il s’est assuré du vote captif dans les hôpitaux, maisons de retraite, casernes ; jamais autant de bulletins n’avaient été recueillis par les fameuses «urnes mobiles» qui se déplacent chez les personnes handicapées et âgées. Plus de 100 000 suffrages, très majoritairement pour le maire sortant, ont été exprimés hors des bureaux de vote où les électeurs sont inscrits.

L’abstention élevée, 67% officiellement, a joué contre le maire sortant qui s’est trouvé pris à son propre piège. En effet, Sobianine avait demandé au président Poutine de mettre fin de façon anticipée à son mandat de maire qui courait jusqu’en octobre 2015 (il avait été nommé et non élu en 2010, car Poutine avait mis fin à l’élection au suffrage universel direct des maires et gouverneurs de province en 2004). Sûr de lui, Sobianine s’offrait la légitimité populaire, en accordant même à Navalny le droit de concourir, persuadé que ce dernier ne dépasserait pas les 10 à 12%. Avec l’assurance des hommes du sérail, il n’avait pas jugé utile de faire une vraie campagne, de s’adresser à ses administrés, de proposer des discussions ouvertes. Il comptait sur les chaînes de télévision officielles, qui lui sont entièrement acquises (et interdites à Navalny), sur les cadeaux électoraux et, surtout, sur la supériorité de celui qui règne sur la capitale avec le soutien du Kremlin. De plus, la commission électorale avait avancé les élections d’octobre à septembre, privant ainsi les opposants d’un mois de campagne. Mauvais calcul car ce sont les électeurs de Sobianine, convaincus de sa victoire, et les désenchantés de la politique, qui sont restés chez eux le 8 septembre.

Cette déroute du pouvoir à Moscou est d’autant plus sérieuse que le combat électoral était inégal. De son côté, Navalny partait avec tous les handicaps possibles. Et c’est sans doute ce qui a insufflé une telle force à sa campagne. Il lui fallait donner de lui-même, s’exposer, aller à la rencontre des électeurs. Il a réussi à rassembler des milliers de volontaires qui ont battu le pavé, distribué des tracts et ont dénoncé avec humour la fatuité de Sobianine. Plus important encore, l’opposition a formé activement des observateurs qui ont su suivre le processus de préparation du scrutin et le vote du 8 septembre avec professionnalisme. Le mouvement «Citoyen électeur» a déjoué les interdictions de se constituer en association ou ONG… en restant un simple mouvement informel ! Grâce à leur vigilance, les résultats des bureaux de vote à Moscou sont beaucoup plus honnêtes qu’en 2011 et 2012.

Le contraste avec les scrutins dans d’autres villes et provinces est d’autant plus frappant. Là où la société civile est étouffée, les résultats ont reproduit le schéma habituel : le 8 septembre, les habitants de Kemerovo en Sibérie ont élu l’homme du pouvoir à la mairie avec plus de 90% des voix, et les Tchétchènes ont élu une assemblée massivement pro-Kremlin.

Le fossé culturel, politique, psychologique se creuse entre apparatchiks qui se font élire par la machine administrative, et opposants qui doivent faire leurs preuves dans des conditions hostiles, sous la menace constante d’arrestations, de perquisitiosn, de cabales, et qui comptent avant tout sur leur talent et leur pouvoir de conviction. Le fossé se creuse donc aussi entre leurs électorats. Deux mondes se côtoyaient le 8 septembre au soir à Moscou : au meeting de Navalny, ambiance politique électrique et discours charismatique ; pour Sobianine, un concert médiocre et des cohortes d’hommes amenés en car par les syndicats.

Comme le note avec ironie le politologue Andrei Piontkovsky, «le pouvoir poutinien voulait faire de ces élections municipales et régionales une démonstration de concurrence, transparence et légitimité». Il y a en effet réussi, en légitimant l’opposition ! Dans le contexte de renouveau de la vie politique, l’essentiel n’est pas la victoire pour la victoire, mais la qualité et la reconnaissance de cette victoire. Et dans l’élection du maire de Moscou, tout comme dans l’élection du chef de l’Etat en mars 2012, le candidat du pouvoir a usé et abusé de l’appareil administratif et médiatique pour tenter de discréditer les opposants et les barrer des hautes fonctions exécutives.

Vladimir Poutine sort affaibli de ces élections locales et régionales qui prolongent le mouvement d’opposition et de contestation de l’hiver 2011-2012. Comment va-t-il combattre Alexis Navalny ? Faire confirmer sa condamnation, le mettre en prison et déclencher des manifestations de soutien ? La riposte judiciaire sera-t-elle une solution, comme pour le maire de Iaroslavl, opposant élu en 2012 et emprisonné en juillet dernier ? La voie est étroite car le régime Poutine ne tient pas à fabriquer des héros et Alexis Navalny a déjà gagné la stature d’un homme politique national.

Par Marie Mendras, Chercheure au CNRS. Dirige l’Observatoire de la Russie au Centre d’études et de recherches internationales de Sciences-Po.

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