Les images nous aident à penser l’horreur

Nos responsables politiques, confrontés à un nouvel apport cinématographique en matière de génocide – Salafistes, de François Margolin et Lemine Ould M. Salem –, cultivent dans certaines de leurs décisions un extravagant paradoxe. Jusqu’ici, les pires génocides de l’histoire ont obtenu une part de la reconnaissance par l’opinion publique à la faveur de films qui ont mis en images, selon des choix principiels et formels différents, ce que nous ne serions sans doute pas arrivés sans eux, dans tel ou tel cas, à concevoir ni même à imaginer.

Comme les sciences sociales par leur réflexion sur les données, comme la philosophie politique par l’éclairage que pourraient fournir ici des concepts à clarifier comme ceux de l’injustifiable, de l’indécent ou de l’extrême, le cinéma peut et doit à nouveau apporter aujourd’hui par ses images en mouvement, à l’égard de ces processus génocidaires d’un troisième type, une pierre à l’édifice de nouvelles explications et de nouvelles compréhensions dont nous avons besoin pour à nouveau combattre, mais d’abord pour juger à quel point et sous quelles formes l’humain demeure capable de l’inhumain.

Il serait au plus haut point paradoxal qu’une forme à peine déguisée de censure, où la sottise le dispute à l’incompétence dans l’exercice démocratique du pouvoir, exposât l’opinion publique à se trouver privée de cette pensée par les films qui a tant apporté depuis six ou sept décennies et qui est à nouveau disponible dans ce qu’elle a d’indispensable à la compréhension de ce que nous avons tant de mal à nous représenter.

Depuis l’invention du terme de génocide par le juriste polonais Raphaël Lemkin en 1944 et son adoption par une Convention de l’ONU en 1948, plusieurs débats en ont marqué les emplois de plus en plus fréquents. Ils ont porté moins sur la compréhension de la notion, inscrite dans les crimes contre l’humanité, que sur son extension. Rappelons à cet effet que Raphaël Lemkin a créé le néologisme « génocide » à partir de trois exemples de crimes de masse : les Arméniens, les Ukrainiens et les juifs.

Elargissement de la notion

On a longtemps débattu de la question de savoir si le terme devait rétrospectivement être appliqué aussi bien au massacre des Arméniens par les Turcs qu’à la destruction des juifs d’Europe par les nazis. Même Claude Lanzmann, si légitimement soucieux de préserver la représentation de la singularité du génocide nazi, accepte aujourd’hui de rapprocher, tout en préservant leurs spécificités, le génocide des juifs et celui commis au Cambodge par les Khmers rouges.

Ainsi a-t-il corrélativement accepté de comparer son propre film, Shoah, (1985), dans ce qu’il montre et ne montre pas de l’extermination des juifs, et le documentaire de Rithy Panh, L’Image manquante (2013), qui apporte tant à la connaissance de l’élimination massive des citadins et des intellectuels cambodgiens par les polpotistes.

A cet élargissement dans l’application de la notion de génocide en ont succédé d’autres sous la pression de ce qui s’est passé dans les années 1990 dans l’ancienne Yougoslavie et au Rwanda, correspondant à d’autres crimes visant à retrancher de l’humanité un élément constitutif de sa diversité.

Là aussi, cette caractérisation des massacres a été enrichie par la contribution apportée à leur perception par des films importants, documentaires ou fictionnels, tels que Quelques jours en avril (2005) ou Les Femmes de Visegrad (2013). Il n’est pas jusqu’au débat en cours sur le caractère génocidaire du massacre indonésien des communistes, en 1965, qui n’ait trouvé un point d’appui dans sa mise en images récente par deux films marquants, The Act of Killing (2012) et The Look of Silence (2014).

Dimension paradoxale

Ces rappels ne constituent pas une fin en soi. Ils visent à attirer l’attention sur une dimension possiblement paradoxale de la situation actuelle en matière d’interrogation sur les génocides.

A un moment de l’histoire où la réalité n’est pas avare en massacres et en violences collectives, cette montée en puissance de leur approche sous l’idée de génocide, après avoir été discutée, est en général tenue aujourd’hui pour le signe d’un progrès dans le regard porté sur des événements qui voient souvent leur réalité déniée par ceux qui en sont responsables.

Longtemps méfiantes à l’égard d’un terme à portée normative pouvant sembler défier leur souci d’objectivité, les sciences sociales elles-mêmes, en France comme aux Etats-Unis, développent désormais des « genocide studies » alliant le vocabulaire des génocides et celui des violences de masse pour rendre compte d’événements témoignant de ce dont l’humanité contemporaine reste tragiquement capable dans toutes les grandes régions du monde.

La philosophie politique pourrait elle aussi gagner, à la faveur de formes plus applicatives de ses démarches, à apporter à cette problématique du mal commis et du mal subi ses propres compétences et questionnements.

Génocide religieux

Devant ces renouvellements dans l’approche de séquences qui se sont étendues sur tout le XXsiècle, on peut se demander alors de quelles exigences dépendront les explications dont le XXIe siècle sera capable à l’égard de pratiques génocidaires vis-à-vis desquelles il semble peu porté à faire machine arrière.

Une piste consisterait à examiner si, en matière de typologie des génocides, le temps présent n’est pas en train d’ajouter à la diversité des génocides contemporains une troisième figure de ces maux infligés par un collectif humain à un autre collectif désigné comme devant disparaître de l’histoire.

Le XXsiècle avait pour l’essentiel connu des génocides culturels (première figure), celui des Arméniens, celui des juifs, celui des Bosniaques, celui des Tutsi du Rwanda, et des génocides politiques (deuxième figure), celui des communistes indonésiens, celui, symétrique et inverse, commis par les Khmers rouges pour imposer le modèle communiste aux autres Cambodgiens. Boko Haram, l’organisation Etat islamique, Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) ou d’autres ne sont-ils pas en train d’inventer une pratique génocidaire d’un troisième type ?

C’est ici une forme de religiosité ou de conviction à teneur religieuse proclamée qui s’affirme comme l’ancrage, ni politique ni ethnique, du projet de réduire l’humanité à une partie d’elle-même, épurée elle-même, qui plus est, de tous ceux qui n’apparaissent pas aux djihadistes correspondre entièrement à la version dogmatisée de leur propre identité religieusement exprimée. En sorte que leur combat vise aussi bien ceux qui, dans leur monde, ne leur apparaissent pas être de « bons musulmans », au sens où ils l’entendent, que tout le reste de l’humanité.

Ce qu’il faudrait ainsi désigner comme une nouvelle forme de génocide mériterait d’être cerné dans ses composantes intellectuelles et dans ses choix de valeurs, y compris pour s’en distinguer clairement de toute urgence, par les autorités représentatives du collectif religieux dont ces organisations prétendent indûment constituer la version la plus avancée.

Alain Renaut, professeur de philosophie politique à l’université Paris-Sorbonne et directeur du Centre international de philosophie politique appliquée. Il est l’auteur de L’Injustifiable et l’Extrême. Manifeste pour une philosophie appliquée (éditions Le Pommier, 2015). Il travaille avec Marie-Pauline Chartron à un ouvrage, programmé aux PUF, sur le cinéma et la philosophie politique. Le Centre international de philosophie politique appliquée, qu’ils animent avec Etienne Brown et Geoffroy Lauvau, publie en mai 2016, aux Presses universitaires de Paris-Sorbonne Inégalités, entre globalisation et particularisation.

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