Le nouveau débat sur les inégalités est désormais incontournable, et c’est compréhensible. Tous les indicateurs habituels de niveau d’inégalité ont franchi un nouveau cap : tandis que quelques privilégiés prospèrent, les classes moyennes et les plus modestes triment. Or, un système économique incapable d’apporter de la prospérité à une large fraction des citoyens est un système économique inopérant.
A cette aune, le système économique américain, tellement admiré en dehors des Etats-Unis, semble de plus en plus avoir échoué. Les revenus de la classe moyenne, ajustés à l’inflation, stagnent depuis un quart de siècle. La classe des nantis a, quant à elle, su faire main basse sur la quasi-totalité des fruits de la croissance de cette période.
La France devrait être fière d’avoir su mieux faire face que la plupart des autres pays à l’émergence de cette tendance sans cesse plus inégalitaire, du moins jusqu’à la grande récession de 2008.
Ploutocratie du XXIe siècle
Quatre glissements fondamentaux sont intervenus dans notre perception des inégalités.
Premièrement, nous considérions que la croissance conduirait à une prospérité partagée car, comme l’affirmait le président Kennedy, « la marée montante porte tous les bateaux ». Mais nous savons aujourd’hui que les économies développées peuvent prospérer et laisser certains en rade.
La réalité a contredit la « loi de Kuznets », énoncée par le lauréat du Nobel d’économie [1971] Simon Kuznets, qui a guidé la pensée de plusieurs générations d’économistes et de politiques. Il soutenait en effet que les inégalités se creuseraient au cours des phases initiales du développement, mais qu’elles s’atténueraient par la suite.
Depuis 1980, les faits, plus particulièrement dans les nations ayant adopté le modèle anglo-saxon, nous démontrent l’inverse. Dans les années 1950, l’Amérique semblait sur le point de créer une véritable société égalitaire des « classes moyennes ». A présent, les Etats-Unis semblent sur le point de créer une ploutocratie du XXIe siècle.
Deuxièmement, il était communément admis, avec la « loi d’Okun », que la réduction des inégalités nécessitait obligatoirement de sacrifier la croissance économique. Selon l’économiste américain Arthur Okun (1928-1980), les inégalités sont nécessairement la contrepartie de l’efficacité.
Augmenter les salaires
Or, des études récentes, menées notamment par le Fonds monétaire international, démontrent que les politiques qui favorisent l’égalité ne pèsent pas nécessairement sur la croissance ; au contraire, tout porte à croire qu’elles auraient plutôt tendance à renforcer la performance économique. Il s’agit là du principal message de mon ouvrage Le Prix de l’inégalité (Les Liens qui libèrent, 2012) : l’inégalité est une question non seulement morale, mais aussi économique. Les pays fortement inégalitaires sont moins performants.
Troisièmement, les différences de niveau d’inégalité entre des économies similaires à celles des Etats-Unis indiquent que l’inégalité ne tient pas tant à des lois économiques immuables qu’à des choix politiques et aux institutions politiques, économiques et sociales, ainsi qu’au cadre légal. L’inégalité n’est pas la conséquence inévitable du « capitalisme ». En changeant certaines de nos politiques, nous devrions pouvoir modifier le paysage inégalitaire.
Quatrièmement, nous savons désormais qu’il existe une relation étroite entre l’inégalité des résultats et l’inégalité des chances. En d’autres termes, la réussite personnelle est intimement liée à la situation patrimoniale familiale.
Ce constat nous amène à deux conclusions politiques importantes. Premièrement, un agenda politique minimaliste ne suffira pas. Les pays dans lesquels le salaire minimum est faible voire inexistant (comme l’Allemagne ou les Etats-Unis) doivent augmenter leurs salaires. Les pays aux systèmes éducatifs inégalitaires doivent assurer une éducation de haute qualité pour tous, de la maternelle à l’université. Les finances publiques exsangues entraînent une augmentation des frais d’inscription (surtout aux Etats-Unis) et une détérioration du financement des écoles publiques.
Génération sacrifiée
Deuxièmement, la politique menée par la plupart des Etats européens va à l’encontre de ce qu’il faudrait faire. Les différentes mesures politiques (austérité, absence de création d’une véritable union bancaire et d’une dette financière unique par l’émission d’euro-obligations) se sont traduites par une performance étonnamment médiocre : le produit intérieur brut de la zone euro est inférieur d’environ 17 % au niveau qu’il aurait dû atteindre si la croissance tendancielle s’était maintenue.
La perte cumulée, c’est-à-dire la différence entre le potentiel économique et la production réelle, se chiffre en plusieurs centaines de milliards d’euros. Pire, le potentiel de production lui-même s’amenuise : l’impact de ces erreurs politiques se répercutera pendant de nombreuses années. Une génération entière a été sacrifiée ; si le chômage des jeunes atteint 25 % dans la globalité de la zone euro, ce taux grimpe à 50 % dans les pays les plus touchés.
Ces politiques entraîneront inévitablement une recrudescence des inégalités, qui auront des effets sur le long terme. Etant donné la relation étroite existant entre l’inégalité des résultats et l’inégalité des chances, l’Europe de demain sera donc très différente de ce à quoi elle aspirait – et qu’elle était parvenue à devenir dans une large mesure – au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Alors que le rêve de la réussite pour tous à l’américaine s’évanouissait outre-Atlantique, il prenait forme de l’autre côté de l’océan. Tant et si bien que l’égalité des chances était plus une réalité dans la plupart des pays européens, dont la France, qu’aux Etats-Unis. Aujourd’hui, le rêve européen s’éloigne à son tour.
Par Joseph E. Stiglitz, professeur d’économie à l’université Columbia.