Les jihadistes nient l’histoire pour mieux la falsifier

L’histoire n’existe pas pour Al-Qaeda, Boko Haram, les milices Al-Shabab, ni pour les douzaines d’autres groupuscules jihadistes. Aucune historicité n’est admise, comprendre l’histoire comme un processus de nouvelles interprétations et analyser le passé pour mieux saisir les développements et phénomènes du présent est prohibé. Les jihadistes n’admettent qu’un seul temps : le «temps originel» pour utiliser le mot de l’historien des religions et philosophe Mircea Eliade, in illo tempore. Ce temps primordial est le temps du vivant du prophète Mohammed et, à un degré moindre, le temps de la communauté musulmane sous les quatre premiers califes (al-Khulafa’ al-rashîdûn, les «califes bien guidés») et les Pieux Ancêtres, les al-salaf al-salah, un terme qui a donné son nom au salafisme.

L’époque mythique des origines, de 622 à 660, est la seule histoire existante, sur laquelle la folie du jihadiste prétend bâtir sa légitimité. Ce temps n’est pas à analyser ou à interpréter mais à imiter pour en reproduire tous les gestes et rituels. Ainsi, la réalité se définit exclusivement par la répétition.

Dans sa vision apocalyptique, Daesh maintient même que le jour du jugement dernier - la fin de toute histoire - advient quand la communauté originelle sera reconstruite au Bilad al-Sham, à savoir en Syrie. Tout ce qui ne se conforme pas à la matrice du temps originel est «vide de sens», ce qu’Eliade écrivait déjà en 1949 dans le Mythe de l’éternel retour. Des périodes ultérieures, comme l’âge d’or de la civilisation islamique dans les arts et les sciences, du VIIIe au XIIIsiècle, sont effacées par les jihadistes. Ils nient que Grenade, Le Caire, Damas ou Bagdad aient été des centres du rayonnement global islamique parce qu’ils se montraient ouverts aux influences judéo-chrétiennes ou aux Perses sassanides.

Par la négation d’une historicité, et par un retour aux temps mythiques, les jihadistes essaient de rendre leurs mensonges plus crédibles, prétendant qu’ils seraient retournés aux Origines, à l’islam authentique. Ils se présentent, ainsi, comme l’incarnation de l’unique et véritable communauté musulmane. Un détournement d’histoire sans vergogne. Pour ce faire, ils utilisent tous les registres et accessoires disponibles. Ils portent des pantalons jusqu’à la cheville, car Mohammed l’aurait voulu ainsi. Ils usurpent les noms de guerre des compagnons du Prophète, son épée ou son sceau qu’ils utilisent comme logo pour leurs vidéos conçues pour semer la terreur. Les bataillons d’égarés font croire qu’ils vivent la hijra, l’exil volontaire du Prophète à Médine, durant lequel ce dernier fonda la première communauté musulmane.

Déjà Ben Laden essayait de le faire croire, parfois même avec succès : «Oh vraiment, les temps glorieux du Prophète sont ressuscités» - lui écrivait un admirateur saoudien. Mais le soi-disant «émir» Osama avait tout de même un minimum d’humilité, comparé au délire total d’Al-Baghdadi, qui se proclame - vêtu de noir, la couleur de la rébellion - successeur du Prophète, calife au nom de Dieu. Ainsi, il célèbre une sorte de saut temporel au temps mythique des origines. Non seulement les symboliques de l’islam sont volées, détournées et déformées, mais les jihadistes ne reculent pas non plus devant la Révélation divine. Les combattants de Dieu autoproclamés affirment que le Coran et la Sunna, les traditions du Prophète, seraient les seules sources admissibles de la foi. Des sources qu’il faut comprendre de manière littérale et dont les interprétations ne sont pas permises.

Ainsi, on les dégrade à un statut d’annales figées et creuses d’un temps mythique. Plus d’un millénaire de réflexions par des grands penseurs et savants musulmans est ainsi condamné par les jihadistes comme des errances impardonnables. La révélation de Dieu est citée de manière très sélective et sans contexte. Des versets fondamentaux sont ignorés : «Quiconque tue un être humain non convaincu de meurtre ou de sédition sur Terre est considéré comme le meurtrier de l’humanité tout entière. Quiconque sauve la vie d’un seul être humain est considéré comme ayant sauvé la vie de l’humanité» (1). L’avertissement aux meurtriers de l’Etat islamique (EI) ne pourrait être plus prononcé. Selon la non-histoire jihadiste, il est évidemment impardonnable de placer le Prophète dans un contexte historique voire de le considérer comme un réformateur social dont l’esprit de réforme serait à perpétuer : celui qui a garanti, pour la première fois, le droit d’hériter pour les femmes, ou énoncer l’obligation de verser des aumônes, la zakat, introduit ainsi une certaine justice sociale.

Les jihadistes mentent et se contredisent. Ils trahissent les temps mythiques des origines et ils écrivent leur propre histoire sanglante qui n’a plus rien à voir avec l’islam. Ceci ne concerne pas seulement des innovations banales comme le cyber-jihad avec ses armées de chatons «Lol Cats» ou même le culte des morts visuel avec la figuration du paradis montrant des chutes d’eau bruyantes, des jardins opulents et des prétendus martyrs avec des auréoles.Tout cela était jusqu’à présent interdit par l’islam sunnite. Mais le mensonge le plus colossal est l’essence même du jihad. Une essence terriblement simple. Le jihad est exclusivement compris comme combat armé, et non pas comme un effort intérieur de la foi, et le seul moyen pour entreprendre des changements politiques et sociaux.

Seul un musulman participant à ce combat sera reconnu comme un vrai fidèle. Celui qui meurt dans ce jihad dans un attentat-suicide ignore que le suicide est strictement interdit par l’islam et que dans les temps mythiques de référence le concept du martyre était inconnu - aucun compagnon du Prophète n’a recherché activement la mort. Pour citer à nouveau Eliade, il faut annuler le temps écoulé et ainsi détruire l’histoire afin de la réécrire d’une manière sanglante. C’est ainsi que les califes et les émirs autoproclamés et les cyber-jihadistes tentent à légitimer leurs propres folies. Brièvement, Eliade ressentit lui-même de la sympathie pour les fascistes dans sa Roumanie natale - c’est peut-être pour cela que son œuvre est bien adaptée pour démasquer les jihado-fascistes.

Asiem El Difraoui, politologue, chercheur expert du jihadisme


(1) Coran, sourate 5, verset 32. Derniers ouvrages parus : «Carnets égyptiens», PUF, 2014 et «Al-Qaeda par l’image», PUF, 2013.

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