Les limites de la liberté d’expression

Les limites de la liberté d’expression
Photo: Michel Euler Associated Press

Interrogé, à la suite de l’horrible assassinat du professeur français Samuel Paty, sur la republication en France des caricatures de Mahomet, Justin Trudeau a estimé que la liberté d’expression « n’est pas sans limites » et « qu’on n’a pas le droit par exemple de crier “au feu” dans un cinéma bondé ».

Outre que cet exemple choisi par le premier ministre du Canada constitue un sophisme, ainsi que le soulignait tout récemment le professeur de philosophie Jean-Sébastien Bélanger, on pourrait ajouter qu’il en faisait usage à contre-emploi. Aux États-Unis, en effet, l’exemple du cinéma bondé est invoqué en règle générale pour défendre une liberté d’expression (qui est très large au pays de l’oncle Sam et constitutionnellement garantie) en évoquant le principe selon lequel elle ne peut être limitée que dans des cas de force majeure qui demeurent tout à fait exceptionnels.

Comme toute liberté, la liberté d’expression n’est effectivement « pas sans limites », là-dessus tout le monde est d’accord avec Justin Trudeau ; mais il faut être conscient aussi que c’est une liberté fragile, qui peut facilement se trouver indirectement et indûment limitée, et qui doit donc, dans une démocratie digne de ce nom, être fortement protégée.

Les balises de la loi

Tout d’abord — et c’est tellement évident qu’on n’éprouverait pas le besoin de le rappeler si ce principe de base n’avait été totalement négligé, tant par Justin Trudeau et Jagmeet Singh dans ce débat sur les caricatures que par le recteur de l’Université d’Ottawa quand il s’est agi d’interdire de prononcer un mot —, la liberté d’expression ne peut être limitée que par une loi. C’est ce qui est édicté clairement par la Charte des droits et libertés ; c’en est même l’article premier : ces droits, dit la Charte, « ne peuvent être restreints que par une règle de droit » et « dans des limites qui soient raisonnables ». Or, les libéraux de Justin Trudeau ont aboli l’année passée la loi qui interdisait le blasphème au Canada et ne se sont jamais donné le ridicule de légiférer pour rendre illégal un mot dès lors qu’il est prononcé par des « Blancs ». Quant au second principe, on laissera le lecteur juger du caractère raisonnable d’une interdiction de critiquer les religions ou d’user du mot en n (ce dernier interdit supposant la censure de centaines de livres et d’œuvres littéraires, depuis le Candidede Voltaire jusqu’au pamphlet de Pierre Vallières).

Pour autant, des lois limitant la liberté d’expression, il en existe au Canada comme dans toutes les démocraties. Ce sont d’abord celles sur la diffamation ; ensuite, les lois qui interdisent les menaces ou les incitations à commettre un crime ; enfin, celles, plus récentes, sur le discours haineux. Or, cette interdiction de la propagande haineuse a été strictement balisée par les cours de justice et ne peut en aucun cas être assimilée à un droit pour quiconque de ne pas être blessé ou offensé par les propos d’autrui. Pour la simple raison qu’un tel interdit aurait des effets dévastateurs sur le droit d’exprimer librement ses pensées qui est garanti par la Charte.

Le risque de l’autocensure

La liberté d’expression n’est pas en effet qu’une affaire de droit. Elle en est aussi une, pourrait-on dire, de franchise, celle qui permet à des citoyens d’oser exprimer leurs idées en ne courant d’autres risques qu’une atteinte à leur réputation, si ces idées sont jugées fantaisistes ou stupides, et celle qu’il y a pour une société à tolérer les pensées minoritaires ou divergentes par rapport à celles que défendent la majorité, les diverses autorités publiques ou le gouvernement. Les anciens Athéniens appelaient cela la parrêsia et en faisaient une caractéristique essentielle de la cité démocratique.

De ce point de vue, la suspension temporaire de la chargée de cours Verushka Lieutenant-Duval à l’Université d’Ottawa tout comme les propos inconsidérés du premier ministre sur les caricatures de Mahomet ont un effet inhibiteur évident sur la parole publique. Ceux qui prennent la parole publiquement ne sachant plus clairement ce qui pourra leur valoir des sanctions de la part de leur employeur ou un blâme de la part des autorités seront amenés à faire preuve d’une prudence excessive et à s’autocensurer.

En revenant quelques jours plus tard sur des propos qui étaient indignes de la fonction qu’il occupe, Justin Trudeau semble avoir compris qu’il était allé trop loin. Sa première réaction, celle qu’il partageait avec le chef du NPD et le recteur de l’Université d’Ottawa — qui ne s’en sont quant à eux jamais excusés —, est cependant révélatrice d’une tendance lourde de ces gens qui se prétendent des « défenseurs des droits », mais qui sont prêts à brimer l’un des plus fondamentaux d’entre eux au nom d’une conception bien hypocrite du vivre-ensemble ; celle qui semble stipuler qu’on devrait en permanence s’autocensurer afin de ne pas déplaire à qui que ce soit et d’ainsi « avoir la paix » (dixit Jagmeet Singh). Quand on sait tout ce qui peut paraître offensant aux uns ou aux autres, c’est assurément beaucoup demander.

Patrick Moreau est professeur de littérature à Montréal, rédacteur en chef de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017) et La prose d’Alain Grandbois, ou lire et relire Les voyages de Marco Polo (Nota bene, 2019).

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