Les mésusages des études génocidaires

La polémique récente autour de la commission sur le génocide du Rwanda est l’occasion de revenir sur la place de l’histoire des génocides dans la recherche et l’enseignement. Nombreux se sont étonnés, à juste titre, de l’absence de spécialistes du génocide au Rwanda dans ladite commission. Aucun spécialiste non plus du continent africain. Imagine-t-on un comité destiné à faire la lumière sur le rôle de la France dans la déportation des Juifs sans aucun historien du régime de Vichy ? Connaître les mécanismes de la Shoah ou du génocide arménien dispenserait donc du long travail d’apprentissage de l’histoire de l’Afrique des Grands Lacs, de la connaissance des langues vernaculaires et des enjeux politiques complexes de cette région ? La légitimité des membres de ladite commission dans leur propre domaine n’est pas en cause. Mais cette commission, en l’état, relève d’une erreur d’appréciation à plus d’un titre.

Politique d’abord. L’absence de spécialistes du Rwanda ou du continent africain, historiens ou anthropologues, risque de conforter l’idée d’un impérialisme culturel des anciennes puissances coloniales. C’est ignorer aussi toutes les critiques qui ont été adressées à «l’eurocentrisme» des recherches académiques relatives aux génocides.

Sous un angle scientifique, la démarche et la composition de cette commission valident le principe même d’un champ disciplinaire venu d’outre-Atlantique, celui des Genocide studies. C’est d’ailleurs sans doute pour avoir suscité et présidé la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse que Vincent Duclert a été désigné pour la constituer. L’intérêt d’un dialogue entre spécialistes des génocides et crimes de masse ne doit pas occulter les réserves formulées depuis quelques années vis-à-vis des Genocide studies. D’un point de vue théorique, les débats ont souvent débouché sur des querelles taxinomiques en l’absence de définition consensuelle. L’emploi inflationniste du vocable et ses instrumentalisations politiques ont compliqué le débat scientifique, les chercheurs se divisant entre les adeptes d’un usage extensif du concept forgé par le juriste polonais Raphaël Lemkin, et ceux qui le réservaient à un nombre d’événements limité, interdisant, de ce fait, toute montée en généralité. Mais c’est surtout dans une perspective citoyenne que les Genocide studies ont déçu les attentes. Déception en matière de «prévention», un objectif destiné à légitimer ce champ académique. Déception sous un angle moral : imaginé par Lemkin pour préciser le sens des atrocités dont il avait été contemporain et permettre un ajustement du «droit», le vocable «génocide» a fini par acquérir un sens commun synonyme de «mal absolu». Usages et mésusages du mot par des entrepreneurs de mémoire et des acteurs politiques ont contribué à en brouiller les significations. Ainsi, la polémique actuelle est l’indice d’un mésusage des «études génocidaires».

L’apport heuristique des Genocide studies s’appuie sur les allers-retours entre théorie et enquêtes empiriques, les avancées théoriques se réalisant grâce aux enquêtes approfondies à caractère historique, les unes se nourrissant des autres. Elargir la focale à d’autres épisodes génocidaires pouvait être le moyen de mieux isoler les singularités de chaque expérience historique, mais certainement pas de permettre à certains d’acquérir un brevet «d’expert en crimes de masse», dans un cadre géographique et intemporel non défini.

L’affaire récente interpelle enfin sur les enjeux pédagogiques relatifs aux génocides, le président de la commission plaidant urbi et orbi pour le renforcement de l’histoire des génocides dans les programmes d’enseignement. Aujourd’hui, l’enseignement des génocides est considéré comme prioritaire pour favoriser le «vivre-ensemble» et enraciner les valeurs démocratiques, et les politiques publiques, en matière d’éducation, accordent un rôle essentiel aux politiques de mémoire. La mémoire a été perçue comme une forme de médecine préventive contre le retour d’atrocités, d’où la prescription du «devoir de mémoire», injonction omniprésente à partir des années 90. Or, non seulement, le rôle bénéfique de ces choix éducatifs fondés sur la mémoire n’a jamais été étayé par des enquêtes de sociologie ou de sciences de l’éducation comme l’ont montré Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc, mais les politiques de mémoire ont pu engendrer de fâcheuses dérives de «concurrence des victimes» largement exploitées par des idéologues tels qu’Alain Soral ou Dieudonné Mbala Mbala.

L’enseignement de l’histoire des génocides est indispensable au même titre que l’histoire des processus qui ont affecté, de manière profonde et durable, l’humanité : guerres, esclavage, colonisation, etc. Mais est-il pertinent de considérer que l’enseignement des génocides constitue la meilleure prévention contre les racismes et l’antisémitisme ? Pareil postulat soulève des questions de méthode, de nature à la fois épistémologique et pédagogique. Doit-on partir de l’expression paroxystique d’un phénomène pour en décrypter les mécanismes ? Présupposer un nécessaire continuum entre l’expression d’un préjugé, d’une parole raciste et le recours à la violence conduit à une simplification excessive de ces phénomènes et favorise une perspective téléologique au risque de compromettre la justesse de l’analyse. Les génocides des Arméniens, des Juifs et des Tutsis sont incompréhensibles si l’on ne prend pas en compte plusieurs décennies ou siècles d’hostilité à matrice nationale, ethnique ou religieuse. Sous un angle citoyen, une focalisation excessive sur les génocides comporte le risque de minimiser la gravité de certaines pratiques qui sont des atteintes aux droits fondamentaux, y compris, parfois, en l’absence de violence physique : insultes, discriminations, harcèlement moral. Racisme et antisémitisme sont formés de «mythes» susceptibles d’être mobilisés de manière plus ou moins radicale, en fonction des nécessités et des contextes, des mythes qui sont enchâssés dans une histoire sociale qui ne doit pas être écartée. Entre deux «moments antisémites», comme entre deux explosions de racisme ou de xénophobie, préjugés et stéréotypes sont véhiculés par différentes productions culturelles qui en assurent la reproduction, et ils sont mobilisés au cœur de relations sociales qu’il faut aussi prendre en compte. Or, l’histoire des racismes et de l’antisémitisme est singulièrement absente des enseignements au lycée comme à l’université. Alors que la «racialisation» des clivages politiques constitue un véritable danger pour nos démocraties, l’école doit s’emparer de ces questions complexes dans une perspective laïque et scientifique, et les chercheurs doivent refuser de se prêter à des instrumentalisations mémorielles ou politiques.

Isabelle Backouche, historienne (EHESS-CRH). Marie-Anne Matardbonucci, historienne (Paris-VIII-Cera), présidente d’Alarmer.

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