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Les mots à retrouver pour se rapprocher (4/6)

Les mots à retrouver pour se rapprocher

Il y a des vies qui naissent à quelques années de la haine. Quelques mois parfois, ou même en plein dedans. A la naissance, il y a déjà des ennemis. Des mots à répéter, d’autres à ne pas prononcer. Devenues adultes, ces vies-là mesurent la distance à parcourir et les mots à retrouver pour se rapprocher. Gal Hurvitz, Ines Tanovic-Sijercic, Yannick Kamanzi et Amir Hassan ont grandi à Tel-Aviv, Sarajevo, Kigali et Gaza. Ils héritent d’un conflit ou vivent à l’intérieur. Ils n’ont pas de haine, on leur demande souvent pourquoi. Ils se sont tous croisés et ont partagé leur idée de la réconciliation.

Nous sommes en août 2018, Ines revient là où elle a grandi, à Mostar, en Bosnie. Elle traverse les champs de tabac de l’Herzégovine, longe la Neretva, s’arrête à la terrasse d’un restaurant. A quelques tables, un visage familier. Elle reconnaît Dragan Covic, président de l’Union démocratique croate de Bosnie-Herzégovine. Ce visage la renvoie à des sentiments d’enfant et de mauvais souvenirs. « Cet homme assis là dirigeait pendant la guerre une usine qui avait demandé que les prisonniers musulmans viennent y travailler gratuitement. » Le père d’Ines, qui faisait partie des détenus, aurait pu être concerné.

Vingt-cinq ans plus tard, à la terrasse du café, elle ne s’est pas levée, n’a rien dit. Ines n’a jamais cherché à se venger : à 9 ans, elle est touchée dans la cour de l’immeuble par un obus bosniaque, alors qu’elle courait pour ne pas rater un épisode de Santa Barbara. Son père est emprisonné par les Croates. Elle fait partie de ces enfants de couples « mixtes » à Mostar : un père bosniaque, une mère croate. Le schéma ne résiste pas aux années 1990, qui opposent les deux communautés de la ville. Encore aujourd’hui, la cinquantaine de morceaux de métal qui restent sous sa peau lui font mal quand le ciel est bas. Pas évident de savoir à qui en vouloir.

« On se crie tout ici ! »

Dans les années 1990, Gal grandit à Tel-Aviv. A 9 ans, elle accompagne sa mère à une manifestation pour la paix. Nous sommes le 4 novembre 1995, place des Rois d’Israël. « Quand j’étais enfant, le mot “paix” était un mot légitime : on en parlait à l’école, à la télévision. Aujourd’hui, on ne l’entend presque plus. La discussion autour de la paix est devenue un truc de gauche. » Ce 4 novembre, Gal marche avec sa mère, elles ont des places pour le concert d’une pianiste japonaise dans le même quartier. Avant la première note, elles entendent des bruits sourds. Ne pensent pas à quelque chose de grave. A l’entracte, la mère de Gal reçoit un appel de son père, se met à pleurer. Yitzhak Rabin vient d’être assassiné. Le concert ne reprend pas. La réconciliation sera retardée.

En août 2015, Gal, devenue metteuse en scène, part de Tel-Aviv à Kigali pour réaliser un court-métrage documentaire avec un jeune Palestinien et une jeune Israélienne. Ensemble, ils vont poser la question aux Rwandais : « Comment est-il possible de se réconcilier ? » Arrivée sur les collines, Gal réalise : « J’ai finalement trouvé ça naïf de venir avec notre conflit en tête, il n’y a pas de point de comparaison. Là-bas, tu vis avec tes voisins. Ici, on est séparés. Là-bas, j’ai senti beaucoup de non-dits, c’est grâce à ça que la réconciliation existe. Tu ne peux pas prononcer “hutu” ou “tutsi”. Tu imagines un Israélien ou un Palestinien avoir des non-dits ? ! On se crie tout ici ! »

A Sarajevo, Ines se souvient de la question que lui a posée Yannick Kamanzi, jeune acteur et danseur de Kigali, né en 1995, un an après le génocide. « Est-ce que parler du passé, ça aide ? » Ines a répondu : « Vous n’en parlez pas, nous, on en parle trop. On y passe nos journées et on s’enlise. » Yannick a choisi la danse pour, un temps, se passer des mots. Puis il s’est mis à écrire des pièces de théâtre sur l’histoire, et sa génération arrivée « juste après » : « Les fils de rescapés ne sont pas des rescapés, les fils de tueurs, pas des tueurs. C’est ça qu’il faut que l’on comprenne pour avancer. L’histoire ne nous est pas transmise, on se tait. Je fais partie d’une génération silencieuse, qui hérite des frustrations. »

« Trois façons de raconter l’histoire »

En Bosnie, Ines a suivi l’école avec des enfants croates, puis bosniaques. « A l’école primaire, je pensais que tout serait résolu en partant au collège du côté musulman. Mon nom de famille cesserait d’être un souci. Mais le problème s’est inversé. Quand je suis arrivée, on m’a dit que je parlais “trop croate”, que j’utilisais des mots et une syntaxe croates – alors que c’est la même langue. » Il y a quelques semaines, à Sarajevo, le fils d’une de ses collègues, à 8 ans, est rentré de l’école en demandant ce qu’était un Serbe. Les enfants bosniaques lui avaient dit qu’« [il] en étai[t] un ». Ines était effondrée. « On a toujours trois façons de raconter l’histoire, trois versions, l’école est un réel problème. »

Gal se verrait bien réécrire autrement ce qu’on apprend : « Il faut changer le système scolaire. Personne ne voit l’autre. On le déshumanise. On ne se connaît pas. Il faut créer une zone d’intimité, de confiance. » Les mots violents du quotidien, Gal les remplace par ceux de Tchekhov ou Shakespeare, pour que ces adolescents en difficulté, juifs ou arabes, puissent se les dire. Elle a créé pour eux l’école de théâtre Etty Hillesum : ici, on se parle, on se regarde. Des mots communs sont à disposition pour parler de sentiments, d’amour, de déceptions. Ils jouent ensemble. Comme si ce moment devait passer par la fiction pour exister. Certains ont de la famille à Gaza, d’autres dans les colonies. Des moments sont plus tendus que d’autres, mais le théâtre continue.

Si Ines y pense, il y a eu quelques moments d’unité. « Ceux qui ont fait la guerre nous gouvernent, personne ne souhaite la réconciliation. Je me suis dit qu’il fallait rouvrir le Musée national. » A Sarajevo, il est resté fermé trois années : aucun parti n’a intérêt à mettre en avant l’histoire commune. Ines a créé un collectif de citoyens en 2015, avec le hashtag #jasammuzej (« je suis le musée ») sur les réseaux. Ils ont rouvert eux-mêmes le musée, et leur histoire. Elle pense aux inondations de 2014. Là, il y a eu de la solidarité, « la pluie ne sait pas qui est musulman ou pas… mais ensuite, chacun est retourné dans sa bulle de haine. Récemment, Radovan Karadzic a été condamné pour crimes de guerre, et malheureusement, chaque fois, on condamne un peuple en entier. Ça attise les haines ».

« J’en veux à l’école »

A 23 ans, Amir sort de Gaza pour la première fois, avec une bourse pour devenir assistant d’arabe au lycée Henri-IV, à Paris. Il écrit des poèmes en français, avec des mots qui n’existaient pas à Gaza. « J’en veux à l’école, aux parents. La jeunesse a reçu un récit guerrier, on ne l’a pas préparée à autre chose. Personne ne sait ce que c’est, la paix. A 23 ans, j’arrive en France et j’entends pour la première fois l’idée d’un seul Etat. Les Palestiniens ne savent rien de la société israélienne, on est dans le déni. C’est à l’étranger que j’ai réalisé qu’Israël existait. Comment tu peux vivre avec, ou affronter, une société que tu ne connais pas ? » Dans l’écriture, il ouvre un nouvel espace possible.

Enfant, Amir grandit dans le camp de réfugiés Al-Shati, près de la plage. « Quand j’avais 10 ans, un chant patriotique passait à la télé avec l’image d’un homme en sang, blessé à la tête. Chaque fois, ma grand-mère pleurait. Je n’ai jamais osé lui dire que c’était un soldat israélien. De quel droit je peux lui dire : attention, là tu pleures, là tu ne pleures pas ? Là tu fraternises, là pas ? Fallait-il retenir ses larmes parce que ce n’était pas un Palestinien ? » Au début de l’été 2014, Gal est chez Ines, à Sarajevo, Amir vient d’arriver à Paris. La guerre se déclenche entre Israël et Gaza, encore plus difficile quand on n’est pas chez soi.

Un jour de printemps 2019, Gal hésite à répondre au téléphone. « Je faisais mes courses et Nabila m’appelle sur FaceTime depuis Beit Lahia, chez elle, dans le nord de la bande de Gaza. » Elles se sont parlé quelques fois, Nabila est une professeure d’anglais qui travaille aussi pour les jeunes. Finalement, Gal décroche entre les rayons. « On parle de nos filles, du théâtre… On évite tout ce qui nous empêche de parler. Ce n’est déjà pas rien d’avoir cette discussion. » A Paris, Amir a des amis de plusieurs nationalités, mais « pas d’ami israélien. Parce qu’une amitié en cachette, c’est absurde, et que je ne pourrais pas le dire ».

« Ne pas entrer dans les détails »

En Bosnie, depuis quelques mois, Ines et son mari entretiennent le jardin d’un ami, à 20 kilomètres de Sarajevo, dans un village « 100 % serbe ». Les habitants ne savent pas vraiment d’où ils viennent. La dernière fois, dans la cuisine d’un voisin, un homme s’emportait en affirmant qu’il n’y avait pas eu de génocide à Srebrenica et que si ça ne tenait qu’à lui il y aurait eu trois fois plus de morts. Ines a attendu. « Tu te tais. Tu es glacée. Et tu décides de ne pas entrer en conflit. Tu sais que personne n’aura de révélation en te disant : “Ah oui, tu as raison », si tu tentes de les raisonner. Peut-être, un jour, on pourra parler librement. Une des femmes sait que j’ai été blessée pendant la guerre, mais je n’ai jamais dit par qui. On parle “en général”, sans entrer dans les détails. »

Gal, à Tel Aviv, s’excuse de manquer d’optimisme : « On ne peut pas déprimer, on n’a pas ce privilège-là ! » Depuis Paris, Amir finit par répondre à la question : « Pourquoi ne ressens-tu pas de haine ? » « C’est le temps qui reste qui m’intéresse, explique-t-il. Peut-être faut-il choisir entre venger ses grands-parents ou sauver ses enfants. Quand ta vie a été gâchée, ta responsabilité est de ne pas continuer. »

Aurélie Charon est productrice à France Culture, où elle anime le magazine « Une vie d’artiste », qui fait se rencontrer chaque semaine deux ou trois parcours de créateurs. Elle réalise depuis 2011 des séries documentaires sur la jeunesse engagée à l’étranger et en France. Son livre C’était pas mieux avant, ce sera mieux après (L’Iconoclaste, 352 p., 19 €) se présente comme le récit de ses voyages, journal de bord d’amitiés imprévues au sein d’une génération « non résignée ». Ces dernières années, elle a poursuivi ses recherches autour du rêve dans les espaces en manque de démocratie, avec « Underground Democracy (Téhéran-Gaza-Moscou-Alger) » sur France Inter en 2014. Elle mène par ailleurs un travail au long cours sur la jeunesse française, avec « Une série française » sur France Inter en 2015, « Jeunesse 2016 » sur France Culture, et le film La Bande des Français, réalisé avec Amélie Bonnin pour France 3 en 2017. Elle a créé et pilote Radio Live Production (www.radioliveproduction.com), qui sera présent au Festival d’automne, à Paris, pour accompagner le projet scénique « Radio Live, une nouvelle génération au micro », lancé avec Amélie Bonnin et Caroline Gillet, où des jeunes du monde entier se racontent sur scène.

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