Les musulmans doivent trancher entre les pratiques barbares de Daech et un islam de beauté et d’intelligence

Dans une soirée de communion républicaine avec le traditionnel spectacle pyrotechnique prolongeant ainsi l’allégresse de la fête nationale du 14 juillet, la bête immonde a surgi et l’horreur a encore une fois frappé. Pourtant, nous avons cru pouvoir, dans le sillage de l’effervescence de l’Euro 2016, reléguer au second plan les sensations anxiogènes. Les perceptions troublées dues au sentiment d’insécurité de notre société altèrent notre mode de vie joyeux. Et nous ne voulons pas que le sentiment d’angoisse exacerbé depuis plusieurs mois nous laisse aller à une vision mortifère de l’existence. C’est le dessein recherché dans la terreur infligée par les terroristes. Nous n’y céderons jamais. Sauf que la réalité est amère et que nous sommes en peine.

La tragédie de Nice est inconciliable avec une quelconque légèreté ou une certaine insouciance. Voir les petits corps des enfants déchiquetés est l’acmé de la barbarie. Nous sommes replongés dans l’horreur de la tuerie et de l’assassinat. Et le cauchemar continue. Orlando (Floride), Istanbul, Dacca, Magnanville (Yvelines), Bagdad, Médine (Arabie saoudite), Nice et Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime) sonnent comme autant de lieux sur terre où l’innocence est bafouée ; où le mal s’est incarné. Cela nous fait réaliser que le terrorisme abject nous installe dans une guerre par fragments, une guerre sournoise et diffuse, une belligérance permanente à basse intensité, selon la définition des observateurs. Les motivations religieuses dictées par « le califat de la terreur » sont des adjuvants empoisonnés au déferlement de violence et de haine. Haine de l’amour, haine de la vie, mépris de l’humain, dédain de l’innocence.

Culture du ressentiment

Nous devons verbaliser l’ignominie, nommer la forfaiture et exprimer l’horreur et la vilenie. Notre volonté est décuplée avec force et détermination contre l’idéologie meurtrière animant les assassins de l’entreprise djihadiste islamiste. De démission en démission, nous nous sommes retrouvés avec des gens qui non seulement ont renoncé à vivre, mais s’obstinent à faucher la vie des êtres innocents.

Nous sommes arrivés à cette situation tragique à cause d’un long travail de sape au niveau des mentalités. Des imams prêcheurs de haine et d’animosité, des prédicateurs sermonnaires ont cru bon cultiver le ressentiment. Les muftis doctrinaires et idéologues de l’islamisme radical ont osé justifier les attentats-suicides en les bénissant comme opérations martyres. Alors, ils doivent répondre maintenant de leur trahison faite à « la miséricorde divine » devant la justice des hommes. Nous attendons tous une lame de fond qui submerge tous les musulmans en France et de par le monde pour manifester leur désapprobation totale de la barbarie et leur douleur réelle face à la souffrance de tant de familles endeuillées. Ce sont des manifestations massives, comme celle qui a eu lieu à Mantes-la-Jolie au lendemain de l’épouvante de Magnanville (Yvelines), qui doivent être clonées au centuple.

Asseoir les valeurs de l’Etat de droit

La passivité devant la sauvagerie agissante durant le ramadan écoulé pervertissant les vertus du jeûne : celles de la solidarité, de la patience, de la magnanimité et surtout de l’élévation spirituelle et de la mansuétude, est inacceptable. Je ne comprends pas cette pusillanimité. Il ne suffit pas de dire : « Halte à l’amalgame, ceci n’a rien à voir avec l’islam… »

Que tous ceux qui ont laissé faire, tétanisés qu’ils sont par l’abjection, sachent que leur grande part de responsabilité est engagée. Ils ne peuvent pas rester complices par l’inaction au moment où le silence n’est pas de mise. Sinon nous subirons pour toujours les méfaits de notre résignation à maints niveaux devant les discours extrémistes.

Aussi envoie-t-on des sicaires érigés en justiciers, investis de la mission divine de châtier. Ils se disent mandatés par le divin pour punir les mécréants. Ils trouvent dans l’action violente djihadiste un pseudo-ennoblissement de leur forfaiture et de leur pulsion destructrice criminelle, alors que rien ne justifie ces crimes et n’autorise ces assassinats de masse. Que doit-on faire pour sortir de l’ornière ? Comment agir pour se réveiller du cauchemar ?

D’abord, ne pas s’arc-bouter sur une seule lecture simpliste avec un élément causal unique. Après le temps de la condamnation unanime qui ne souffre aucune réserve, celui des examens justes doit venir éclairer les esprits et apaiser les cœurs. Eveiller les consciences pour que les sentiments passionnés n’aient pas à venir se fracasser contre l’acier de la brutalité aveugle. Loin des exploitations éhontées par les populistes de tous bords, loin du discours fascisant de l’extrême droite, ce temps devra asseoir davantage les valeurs de la démocratie et de l’Etat de droit avec notre adhésion, notre solidarité et notre gratitude acquise aux forces de l’ordre et de sécurité. Mais ce temps n’adviendra qu’avec le discernement et la lucidité. C’est parce qu’il est salutaire de savoir démêler l’écheveau de la radicalisation. Ce mot-valise qui a surgi en force dans le champ sémantique ambiant implique un investissement intellectuel conséquent. Dans la froideur d’esprit et avec la distanciation requise, il est impératif de déconstruire une situation complexe. Celle-ci a besoin d’une distinction de toutes les strates de lecture qui, dans leur sédimentation, rendent l’intrication plus consistante. Elle couvre une gamme allant depuis l’analyse sociologisante jusqu’à la lecture théologique, en passant par la psychanalytique, l’apocalyptique et la nihiliste, sans oublier la politique et la géostratégique. Tout en reconnaissant que chacune de ces analyses peut avoir sa pertinence propre, aucune n’épuise à elle seule le sujet.

Renouer avec l’humanisme

La visée djihadiste est, outre la mise en scène de l’horreur oscillant entre hyperterrorisme et terreur de proximité, de hâter une conflagration généralisée afin qu’après le chaos les « forces du bien » auront décanté et se seront séparées des « forces sataniques ». Ce n’est pas pour rien que, au lendemain de l’attentat d’Orlando, le tabloïd britannique a établi le lien en arborant le titre : « Le Bataclan de l’Amérique ». Cette antonomase montre plus qu’une similitude, c’est une visée globalisée de la stratégie daechienne, entre autres mettre fin à l’abomination et à la perversité. Le fanatisme produit de la doctrine wahhabite s’est retourné contre ses pourvoyeurs avec l’attentat de Médine. Gageons qu’avec ce retour de flamme la voie de salut réside dans une pensée théologique refondée et affranchie des clôtures dogmatiques. Cette entreprise intellectuelle doit être menée à bien dans les sociétés libres et ouvertes, quand bien même elles sont perçues aux yeux du conservatisme religieux comme dépravées et permissives. La laïcité, la liberté de conscience et de pensée, le doute, l’autocritique, l’égalité ontologique et en dignité de tous les êtres par-delà le genre, par-delà l’option métaphysique et l’orientation sexuelle et quelle que soit l’appartenance confessionnelle sont des prérequis fondamentaux pour renouer avec l’humanisme.

Combinés avec la désacralisation de la violence, ils assoient les fondements de la civilisation humaine et du progrès éthique. Et pour que l’effusion du sang de tant de victimes innocentes ne soit pas vaine, le désastre actuel enjoint aux musulmans de trancher définitivement entre les pratiques barbares de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] et une exégèse moderne des textes ouvrant sur un islam de beauté et d’intelligence. La vision programmatique de ces chantiers titanesques et le modus operandi dépassent le cadre de cette modeste tribune.

Ghaleb Bencheikh est islamologue et écrivain. Il est aussi président de la Conférence mondiale des religions pour la paix.

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