Les nuits troyennes de l’Europe

Alors que l’onde de choc du Brexit se propageait à la vitesse désormais coutumière des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux, et qu’une hystérie mêlée de crainte gagnait la plupart des expressions publiques et privées, jusqu’aux cercles restreints de la famille, les colocataires, les amis ; ma première réaction fut de concéder une certaine logique à l’issue de ce vote. Le contexte à moyen terme (les derniers grands référendums français et néerlandais de 2005) ainsi qu’immédiat (le référendum danois sur l’accord ukrainien) laissaient à penser que, comme l’écrivait un journaliste ce jour de Brexit, la «stratégie de la peur» ne fonctionnait pas.

Je me rendais au Parlement européen avec seulement l’amertume que l’on en fut arrivé à ce point : qu’une menace fût mise à exécution pour susciter le doute dans l’esprit des armées d’eurocrates. De ce bon poste d’observation, je vis défiler les messages de démission de parlementaires britanniques résignés, les réactions officielles de toutes les autorités, les prémisses de réponse des institutions et de groupes politiques à Bruxelles. Chacun cherchait à s’y montrer plus digne, drapé dans une roideur qui contrastait avec la sereine décontraction de la veille ; avec cette fatuité de corbeau floué qui trouve encore opportun de prendre l’autre à son propre jeu. C’est pourquoi se multiplièrent les déclarations et mises en garde sur le thème «maintenant, prenez vos responsabilités, vous partirez sans rien et dès que possible».

Naturellement, ils étaient fous.

Fous, ils l’étaient bien auparavant, mais ce jour, c’était de colère. Et plus spécialement ces vieux oiseaux de la politique européenne, ayant plus de vingt ans de rédaction de traités, rodés à la dénonciation des volontés rétrogrades et attardées des gouvernements nationaux. Ceux-là, dans la vie quotidienne du débat politique et de leur activité législative, supportaient la contradiction comme on reçoit une insulte. De telle sorte qu’aucune alternative, aucune solution tactique, aucune invention diplomatique dont déborde l’histoire du continent, n’avaient été envisagées.

Ce n’est donc qu’au soir, qu’un profond sentiment de colère m’a gagné à mon tour. Il ne s’adressait pas plus aux Britanniques qu’à «l’Europe» en général, mais à cette situation boueuse de gâchis, où même les leçons d’un échec qui aurait pu être évité, ne sont pas tirées lorsqu’il survient.

Le motif qui a toutes les raisons de mériter la première place, parce qu’il est toujours escamoté, est l’absurdité des réactions financières. La presse et les chaînes réduisant la politique aux partis, et l’économie aux entreprises, s’interrogent peu sur la puissance d’orientation, d’influence, et la pauvreté intellectuelle des marchés financiers. Ma colère s’alimentait donc du sort que réserve et que réserveront quelque temps encore les marchés à ces pauvres britanniques, dont la banque centrale va servir de serpillière. Quelles que soient nos convictions, nul n’a le moindre intérêt à ce que l’économie d’Albion souffre et pâtisse plus qu’elle ne doive ; plus que ses fondamentaux ne l’indiquent. Or ce sont les sept plaies d’Égypte qui s’abattent sur elle en ce moment ; par anticipation. Nous fûmes tous témoins des capacités d’anticipation des marchés financiers en temps de crise…

En outre, la mascarade de la fermeté des Européens (mascarade diplomatiquement nécessaire, au demeurant) ne vise qu’à rappeler au Royaume-Uni qu’il ne pèse plus sur aucune négociation, pas même celle de sa sortie. Mais les interdépendances sont là, les exigences de stabilité aussi, et que ce soit sous la forme d’un accord spécial, ou d’un repli vers l’Espace économique européen, le Royaume-Uni aura toujours partie liée au marché unique. Cette réaction financière n’a donc rien d’une anticipation. Tout au contraire, elle n’est que le reflet de l’aveuglement que les institutions financières partagent avec les Européens béats.

L’histoire, la grande oubliée, reprendra heureusement ses droits pour apporter la preuve (était-elle nécessaire) qu’un pays ne périt pas, que, contrairement aux menaces du président du Conseil européen, la «civilisation européenne» ne s’est pas «effondrée» ; mais alors, dans quelques années, ce sont eux qui auront oublié. Comme ils ont oublié aujourd’hui que nous avions sauvé les banques à grand renfort d’argent public, que le système bancaire parallèle devait être régulé – il est aujourd’hui promu par la Commission européenne, comme ils ont oublié que nous attendions de l’Union européenne des projets plutôt que des réglementations. Où sont les lignes ferroviaires paneuropéennes, les installations communes d’énergie marine, les «Airbus» de la voiture électrique, les taux minima d’impôts pour les multinationales ?

Je me souviens pour ma part, moi qui suis pourtant de cette jeunesse que certains appellent la «génération Erasmus», Français, né en Suisse, après la chute du Mur, travaillant à Bruxelles, échappé à Berlin pour y nourrir un couple franco-allemand ; je me souviens que l’Europe est aussi un projet impérial, poursuivi par Napoléon à coup de batailles sanglantes et mort quelque part entre Waterloo et Vienne ; que pour tant de démocraties soumises pendant les années noires, «l’Europe est un projet de Hitler» s’écriait un résistant communiste ; et même je ne voue pas un culte à ces «pères fondateurs» qu’on a voulu reconnaître en Jean Monnet et Robert Schuman, car qui se rappelle aujourd’hui qu’ils étaient deux vieillards férus d’un libéralisme auquel ils avaient voué leur vie, que l’Union européenne n’a donc pas été fondée par deux jeunes esprits visionnaires épris de solidarité entre les peuples, mais par deux routiers de la politique fatigués de l’instable souveraineté des peuples, épris, enfin, de supranationalisme plutôt que d’internationalisme ? Il n’y a pas à les blâmer, le tournant des années 1950 est à «l’ardeur et la nécessité», pour reprendre les mots de l’historien Jean-Pierre Rioux, et l’on y préfère le plan au détriment de la loi, ce qui est exprimé explicitement, le technicien au législateur.

Aujourd’hui toutefois, mille indices, de la Grèce à la Grande-Bretagne, l’une ayant la réputation de berceau de la démocratie, l’autre celle de la plus vieille démocratie parlementaire du monde, nous signalent que nous pénétrons dans une ère d’insatisfaction des peuples.

J’excepte d’emblée l’argument du peuple ignorant, qui est celui du «vote de colère» et ne conduit qu’au dangereux entêtement de la «pédagogie des réformes». L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit le proverbe.

Que reste-t-il ? Au 24 juin, après cette nuit d’été pareille à la longue nuit du 12 au 13 juillet 2015 où dans le huis clos d’un salon européen les requêtes du peuple grec ont été anéanties ? Ce sont des nuits troyennes, qui resteront dans les mémoires comme les pleurs d’Andromaque – «Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle / Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle […] Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants».

Je retiens des tombereaux de mépris et de bêtise entendus aujourd’hui, de l’entêtement de Bruxelles dans la même voie, qui ne date pas d’hier, et des permanences de l’histoire longue de notre continent, que l’Europe n’est pas intrinsèquement une idée bonne. Car elle n’est pas une idée à elle seule.

Une réalité économique ou un idéal de paix ne suffisent pas à former une idée, encore moins un projet. Il reste un espoir, auquel je suis indéfectiblement arrimé, un vieil espoir d’équilibre géopolitique construit collectivement, de puissance décuplée par l’union de nos forces économiques et culturelles, et de connaissance multipliée par les échanges de nos pays.

Je suis spectateur et participant, à ma mesure microscopique au Parlement européen, des évolutions politiques de l’Union, et je ne saurai, aujourd’hui, rien anticiper sinon ceci : les désirs des opinions publiques européennes, même au risque d’y perdre quelques cheveux, doivent à présent se confronter les uns aux autres. Trop longtemps mis sous cloche, ou relayés déformés par les représentants dans les institutions, ces désirs des peuples éclateront dans le plus grand chaos s’ils ne s’épanouissent pas dans un espace de débat où ils sont pris au sérieux.

Ici se mesure l’immense responsabilité des partis traditionnels, jusqu’alors rétifs à toute transformation radicale du projet européen (que l’on appelle à tort «intégration»). S’ils persistent, libéraux, conservateurs, socialistes, à laisser à l’abandon toute réflexion ainsi que toute initiative de changement radical de l’Europe, de nos économies et nos sociétés, c’est de partis inaptes et d’hommes sans vision que viendront les changements. A l’instar du UKIP de Nigel Farage qui trône benoîtement sur sa victoire au référendum britannique, sans suite dans les idées, le Front National en France, et l’AFD en Allemagne se réjouissent de leur monopole. Pourtant, une révision radicale et argumentée de l’Union européenne, portée par un grand parti, les balaierait de ce terrain-là.

Il faut attendre que s’apaise la fièvre obsidionale des gardiens du dogme européen, et faire le vœu que certains d’entre eux s’aperçoivent qu’une citadelle a courte vie, et qu’il y a d’autres places à défendre pour être européen.

Jean Guiony, membre fondateur de La Plateforme, assistant parlementaire au Parlement européen.

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