Les oulémas rejettent-ils vraiment le califat?

L’Etat islamique, dont les membres cultivent une lecture ultraorthodoxe de l’islam, est extrêmement hostile et violent, non seulement vis-à-vis des non-musulmans, les minorités chrétiennes en particulier, que vis-à-vis d’autres musulmans, qu’ils soient chiites ou sunnites. Sa vision du monde, parce que frappée d’un manichéisme caractérisé, est éminemment binaire: d’un côté, il y a les partisans de la vérité, c’est-à-dire eux et leurs sympathisants à travers le monde, de l’autre, il y a le reste de l’humanité, plongée dans les ténèbres, auxquelles il faut donc l’arracher, y compris en donnant ou en semant la mort sur son passage. Le leader de cette organisation transnationale, qui opère essentiellement en Syrie et en Irak, prospérant évidemment sur le chaos d’une région dévastée par les guerres, les conflits interethniques et intrareligieux, est Abou Bakr al-Baghdadi, d’obédience salafiste, qui a proclamé le califat en juillet 2014, voulant de la sorte incarner la renaissance musulmane et la continuité avec les premiers califes de l’islam, lesquels ont régné notamment au cours du VIIe siècle. Ainsi se manifeste l’une des facettes de sa profonde mégalomanie.

Toutefois, on ne peut exonérer, de toute responsabilité directe ou indirecte, les puissances occidentales, notamment les administrations américaines successives depuis l’invasion de l’Irak en 2003, dans l’apparition de groupuscules véritablement nourris aux frustrations et aux conséquences désastreuses, au plan humanitaire et politique, de ladite guerre de 2003 et de la gabegie post-Saddam Hussein.

Si la plupart des grands leaders musulmans, notamment sunnites, ont certes condamné les agissements de l’Etat islamique, force est de constater que la condamnation est moins principielle que circonstancielle. Elle est teintée d’ambiguïtés qu’il est indispensable de relever afin de, brièvement, en exposer la portée symbolique. Pour ce faire, nous prendrons l’exemple de Youssouf al-Qaradhâwî, théologien du pouvoir qatari, président de l’Union internationale des oulémas musulmans, qui bénéficie de l’écoute de millions de musulmans à travers le monde. Tarik Ramadan lui-même le cite en exemple et lui reconnaît des vertus réformistes.

En effet, dans une récente déclaration – en marge d’un congrès à Istanbul organisé à la fin du mois d’août par l’Union internationale des oulémas auquel participait d’ailleurs Tarik Ramadan –, reprise par une bonne partie de la presse arabophone, Al-Qaradhâwî s’est exprimé au sujet de l’Etat islamique. Il y dit en substance que «le califat qu’a proclamé l’Etat islamique n’a aucun sens et ne réunit pas toutes les conditions demandées» et nécessaires à une telle proclamation. Loin de condamner, par principe, l’érection du califat, le théologien se contente simplement d’un procès en illégitimité intenté à l’organisation islamiste, en signifiant que «le califat qu’il est possible d’établir à cette époque doit venir d’un certain nombre d’Etats régis par la charia («loi islamique») et de la part de dirigeants et de peuples qui en exprimeraient le souhait». Pour le clerc islamiste, le califat de l’avenir, pour les musulmans, doit être bâti sur un modèle «fédéral» ou «confédéral». Al-Qaradhâwî, tout en vitupérant contre «le zèle ou l’exagération que n’accepte pas l’islam» et «les organisations extrémistes» qui excommunient les autres de manière infondée, parle pourtant de «gens de la dhimma», plutôt que de chrétiens au sens plein du terme. Ceci est bien l’illustration, parmi bien d’autres choses, d’une représentation hégémonique et exclusiviste de l’islam, de la part de l’islamisme tout du moins, dont Youssouf al-Qaradhâwî est précisément aujourd’hui l’une des figures tutélaires les plus importantes des mondes sunnites, de langue arabe ou non. Cette appellation dépréciative n’est certainement pas anecdotique et sans conséquences pratiques. Elle est du reste contestée par d’autres leaders de l’islam politique, à l’instar de Rached al-Ghannouchi, chef de file du parti islamiste tunisien, Ennahda, dans l’un de ses ouvrages: Les Libertés publiques dans l’Etat islamique.

En d’autres termes, il est permis d’avancer l’idée selon laquelle la matrice idéologique de l’Etat islamique contient des éléments de doctrine communs à l’ensemble des mouvements islamistes, légalistes ou non, seuls les accents et les stratégies politiques sont de la sorte soumis à des fluctuations, en fonction des groupes, des individus, des lieux, de l’époque dans le cadre de rapports de force déterminés. De cette façon, le désir de restaurer un califat et d’implémenter la charia dans la législation des hommes est largement transversal avec des lectures qui peuvent parfois, bien sûr, différer.

Haoues Seniguer, .politologue et spécialiste des conflits religieux.

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