Les Palestiniennes sur tous les fronts

On la repère aisément sur le campus ombragé de Bethléem. Son sourire immuable semble plus large que son visage, ses cheveux sont tirés en arrière en une queue-de-cheval nouée à la va-vite. Vêtue d’un jeans et de baskets, elle ne tient pas en place. Aseel Khater a 22 ans, mais en paraît 13. Toute menue, elle joue en défense au sein d’une équipe de football féminine, ce qui lui permet de quitter régulièrement la Cisjordanie et de voyager à l’étranger. Une formidable respiration, pour se soustraire à l’occupation israélienne.

Mais sa renommée, à l’université, n’est pas liée à son activité sportive. En avril 2017, elle fut la première femme de l’histoire élue parmi les 12 membres du conseil étudiant, alors que plus de 70 % des inscrits sont de son sexe. « Au départ, les garçons ne m’ont pas acceptée car ils sont convaincus qu’on n’est pas capables de travailler comme eux, dit-elle. J’essaie d’encourager les étudiantes à ne pas avoir peur du regard de la société. » Aseel rêve que les factions palestiniennes soient dépassées par une vraie union nationale. Qu’un Etat voie enfin le jour. Mais pas question d’envisager une carrière politique. « J’aurais immédiatement une cible sur le dos, je serais surveillée par les Israéliens et ne pourrais plus voyager. »

Comme tous les Palestiniens, Aseel a été touchée par les épreuves d’Ahed Tamimi. En décembre, par la grâce des réseaux sociaux, Ahed a cessé d’être une simple résidente du village de Nabi Saleh. Elle a intégré l’iconographie nationale, avec sa bouille d’adolescente, ses yeux enflammés et ses longs cheveux blonds bouclés. Arrêtée pour avoir bousculé deux soldats israéliens avec sa cousine, elle se trouve en détention jusqu’à la tenue de son procès, qui débutera le 31 janvier.

Environ 10 000 Palestiniennes arrêtées depuis 1967

Le zèle punitif de l’armée à son endroit rappelle que les femmes paient leur tribut dans la lutte contre l’occupation. Selon une estimation de l’ONG Addameer, le nombre de Palestiniennes arrêtées et/ou détenues dans les prisons israéliennes depuis 1967 s’élève à environ 10 000. « On ne peut comparer cela aux centaines de milliers d’hommes incarcérés, explique la directrice d’Addameer, Sahar Francis, parce que les Israéliens les arrêtent plus que les femmes pour des faits similaires. Par exemple pour leur appartenance à des organisations illégales comme le Hamas ou le Jihad islamique, ou bien pour militantisme à l’université. » Cette réserve étant posée, le cas Tamimi demeure une loupe déformante, qui raconte mal l’engagement féminin dans une société conservatrice, patriarcale. Malgré des mutations évidentes, le plafond de verre reste solide.

Dans l’histoire de la lutte pour les droits palestiniens, les femmes ont été plutôt en deuxième ligne, mais leur influence ne se discute pas. Comme mères, filles ou épouses, elles ont apporté un soutien sans faille aux hommes emprisonnés. Elles ont aussi transmis les récits sur les « martyrs », perpétuant une culture du sacrifice, subissant elles-mêmes les humiliations aux points de passage israéliens. Certaines ont basculé dans la violence, comme Leïla Khaled, célèbre pirate de l’air du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) qui a détourné deux avions en 1969-1970, ou encore ces kamikazes qui ont marqué dans le sang la seconde Intifada, trente ans plus tard. D’autres jouent un rôle moteur et positif dans la société palestinienne pour promouvoir l’égalité des droits. Mais on les retrouve peu dans les cercles de décision.

« On répète souvent qu’on est une société démocratique et ouverte. Je vous le dis franchement : elle repose sur les hommes, qui décident de tout en notre nom. Les femmes sont victimes de deux violences : l’occupation et notre culture. Le problème n’est pas la religion, mais notre mentalité arabe. » Celle qui s’exprime en ces termes crus se nomme Shireen Abou Hilal. Agée de 40 ans, célibataire, elle est issue d’une grande famille d’Abou Dis, une commune palestinienne excentrée de l’agglomération de Jérusalem, séparée par le mur de sécurité, qui empêche de distinguer au loin le bulbe doré du Dôme du rocher, sur l’Esplanade des mosquées.

Un travail de fourmi pour la reconnaissance

En décembre 2017, quelques jours après la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël par les Etats-Unis, une soixantaine de manifestants se sont rassemblés à Abou Dis. Shireen Abou Hilal fut l’une des deux femmes présentes. On la retrouve mi-janvier, dans un local associatif sans chauffage. Employée au ministère du développement social, elle estime que « chaque femme vivant en Palestine est une combattante, dès lors qu’elle reste vivre ici ». Lunettes rectangulaires, cheveux ondulés, visage rond, elle dit tirer sa force de sa famille, d’une tradition de lutte reçue en héritage. « Sans cela… je vois lors des manifestations comment les hommes me regardent et me jugent. On entend toujours dire : “Vous devriez être ailleurs.” »

Engagée au sein du parti Initiative nationale palestinienne, Shireen Abou Hilal croit au travail de fourmi. Pendant la seconde Intifada, elle a distribué nourriture et vêtements aux étudiants ne pouvant rentrer chez eux, lorsque les routes étaient barrées. En 2011, elle s’engagea dans la campagne Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) contre Israël. En 2013, elle participa aux manifestations dans le village de Bab Al-Chams, situé dans la zone stratégique E1, entre Jérusalem et la colonie de Maale Adumim, pour protester contre l’extension des constructions israéliennes. Depuis deux ans, elle s’émeut des attaques au couteau que des adolescentes ont commises contre des soldats israéliens. Un sacrifice vain, un gâchis.

L’implication des femmes dans la vie publique remonte aux débuts du mouvement national, dans la Palestine mandataire. Elles formaient une avant-garde réduite. En 1929, une délégation de chrétiennes et de musulmanes, issues de toutes origines sociales, se présenta devant la résidence du haut-commissaire britannique, à Jérusalem, alors principale autorité du pays. Elles demandèrent la remise en cause de la déclaration de 1917 de Lord Balfour, alors ministre des affaires étrangères de sa Majesté, qui avait promis un foyer national aux juifs. Après la Nakba, la catastrophe que fut l’expulsion en 1948 de centaines de milliers de Palestiniens de leurs terres, des femmes s’investirent en défense de leurs droits. Mais leur culture juridique était encore fruste, dans une société agraire.

La victoire israélienne dans la guerre des Six-Jours en 1967, créant les conditions de l’occupation, s’inscrivit aussi dans une époque où davantage de Palestiniennes accédaient à de hautes études dans les universités de la région, notamment au Caire. Aujourd’hui, elles investissent massivement les campus palestiniens, mais pas encore leurs conseils d’administration. Pendant la première Intifada, à la fin des années 1980, des femmes de tous âges se sont engagées en soutien des jeunes armés de lance-pierres qui faisaient face aux soldats israéliens. Les comités traditionnels de bienfaisance virent alors affluer de nouveaux membres. Mais cette participation ne bouleversa pas leur place dans la société palestinienne, et ne réduisit guère les obstacles devant elles.

Des organisations politiques archaïques

Le pouvoir est demeuré une affaire d’hommes. Le 14 janvier, le conseil central de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a adopté dans ses conclusions l’objectif d’« au moins 30 % de femmes dans toutes les institutions » palestiniennes. En 2015, la même formulation avait été retenue lors de la réunion précédente du conseil. Le patriarcat et la pauvreté – qui limitent les ambitions de nombreuses femmes, réduites à des tâches domestiques – sont des freins importants. Mais ils n’expliquent pas tout.

La société palestinienne est fragmentée, démoralisée. Promis par les accords d’Oslo (1993), le rêve d’un Etat souverain s’est transformé en mirage. Les mots des dirigeants politiques tournent en boucle, vides de sens, épuisés, à l’image de ceux qui les prononcent. Au sein du comité central du Fatah, la principale faction palestinienne, la moyenne d’âge dépasse 70 ans. Ces institutions anachroniques, datant des années 1960, sont incapables de se remettre en question. Elles nourrissent leurs gardiens. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la faible place occupée par les femmes dans les cercles décisionnels.

L’une des pionnières en politique fut Intissar Al-Wazir, la femme d’un important responsable de l’OLP assassiné en 1988 par Israël, surnommé Abou Jihad. Elle fut aussi l’une des fondatrices de l’Union générale des femmes palestiniennes, composante très ancienne de l’OLP, ainsi que la première membre féminine du Fatah, la formation de feu Yasser Arafat. « La force de l’OLP a été de pénétrer tous les secteurs de la société, des enseignants aux avocats, en passant par les femmes », rappelle l’analyste politique Nour Odeh. Aux élections législatives de 2006, le mouvement islamiste du Hamas avait lui-même promu des femmes à des postes électifs. Mais cela ne signifie pas qu’elles sont aujourd’hui représentées à la hauteur de leur poids démographique.

Le retour au tribalisme inquiète

Zahira Kamal a toujours su se faire respecter. Issue d’une grande famille de Jérusalem, elle fut l’une des rares femmes impliquées dans les négociations de paix avec les Israéliens, dans les années 1990. Mais cette ancienne ministre des affaires féminines est surtout connue comme une militante infatiguable en faveur de l’égalité des sexes. Selon elle, « il faut une coalition féminine, au-delà des lignes partisanes, pour se soutenir mutuellement, pour hausser la voix et se faire entendre ». De sa longue expérience, elle a appris « toutes les combines » qu’utilisent les hommes pour tenir les femmes à l’écart, sans qu’elles s’en rendent toujours compte. « Par exemple, ils prennent les décisions au café ou au club de sport, sans nous. Quand on arrive, tout est bouclé. Ou alors, la plupart des réunions sont organisées après 18 heures, ce qui est très inconfortable pour nous qui gérons la vie familiale. »

Mais ce qui inquiète le plus Zahira Kamal est une évolution plus profonde de la société palestinienne, qu’elle appelle « un retour au tribalisme ». Cette marche arrière s’explique notamment par la faiblesse des institutions. « Du coup, les partis se tournent vers les clans, qui forment le seul pilier solide, au lieu de les entraîner et de montrer la voie, explique-t-elle. On l’a vu lors des élections locales [en mai 2017]. De nombreuses femmes voulaient se présenter. Mais les partis ont choisi des candidats désignés par les familles, des hommes prétendument plus compétents. » La parade souhaitable, selon l’ancienne ministre, serait des listes de femmes aux élections. « Quand on parle aux hommes, on entend des mots sucrés, ils disent nous adorer. Je leur dis tout de suite : donc, vous ne croyez pas à nos droits. »

Par Piotr Smolar (Jérusalem, correspondant)

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