Les paris sur la mort, le jeu dangereux des banques

Dans l’œuvre de Goethe, le Dr Faust pouvait avoir accès à la jeunesse éternelle en vendant son âme au diable. Que doit-on penser de ceux qui envisagent de s’enrichir en pariant sur la mort de leurs congénères? A qui ont-ils vendu leur âme? Ces questions ne sont pas purement théoriques puisqu’il est aujourd’hui possible, grâce au dernier avatar de l’innovation financière, d’investir dans des contrats d’assurance vie dont souhaitent se débarrasser leurs détenteurs. En effet, la revente de son propre contrat d’assurance vie est autorisée aux Etats-Unis, soit à la compagnie d’assurances qui l’a initialement émis, ce qui est logique, soit à une banque d’affaires. Qui seraient les détenteurs d’assurance vie qui pourraient être intéressés? Des personnes d’un certain âge sont typiquement concernées: leurs enfants étant devenus adultes, une assurance vie n’est plus vraiment nécessaire et elles sont susceptibles de préférer recevoir une somme qui leur sera utile à d’autres fins. Si de par la récente crise, elles sont en situation de détresse financière, une telle possibilité pourrait aussi leur permettre de rembourser d’éventuelles dettes ou d’être soignées décemment.

Quelles sont les institutions financières actives dans ce domaine? Certaines banques d’affaires, supposées être «too big to fail», qui rachètent ces contrats, les regroupent et les titrisent tout en les diversifiant. Puis elles les proposent à des investisseurs. Diversifier les risques signifie par exemple associer des assurances vie d’individus atteints d’un cancer avec celles de personnes malades du sida. Comme le lecteur l’aura compris, le risque qu’il s’agit de diversifier est celui d’une mort trop tardive. En effet, si les assurés avaient l’indécence de prolonger leur existence au-delà du raisonnable, les investisseurs ne percevraient le montant prévu dans le contrat qu’à une échéance trop lointaine.

Considérons un exemple. Mme Smith, âgée de 60 ans, vit à Chicago. Elle a élevé seule ses trois enfants. Lorsque ceux-ci étaient en bas âge, elle a souscrit une assurance vie, qui leur aurait permis de percevoir 500 000 dollars et donc par le biais d’un tuteur de contribuer à payer leurs études, si par malheur elle était décédée prématurément. Ayant perdu son travail à cause de la crise économique, elle envisage de revendre son assurance vie pour pouvoir disposer d’un montant lui permettant de subvenir à ses besoins. Cette possibilité est d’autant plus intéressante que ses enfants sont maintenant de jeunes adultes autonomes. La compagnie d’assurances lui propose un prix de rachat de 120 000 dollars alors qu’une banque d’affaires lui propose 300 000 dollars. La banque a procédé à son offre après avoir obtenu les résultats de la visite médicale obligatoire. Celle-ci a permis de détecter une probabilité de cancer assez élevée. En effet, sa mise au chômage a entraîné une consommation élevée de tabac. Pour Mme Smith, le choix semble facile à faire. Elle va donc opter pour la revente de son contrat à la banque, qui lui offre une somme plus importante. Cela permettra aux investisseurs concernés de percevoir 500 000 dollars à la date de son décès.

Il convient de remarquer que si ce système se met en place à grande échelle (l’ensemble des contrats d’assurance vie aurait actuellement, aux Etats-Unis, une valeur nominale d’environ 26 000 milliards de dollars), comme il en est question aujourd’hui, cela débouchera soit sur une mise en difficulté des compagnies d’assurances concernées, soit sur une augmentation des primes d’assurance vie qui rendra ces produits trop onéreux pour de nombreux citoyens. Ceux-ci ne pourront alors plus se permettre de souscrire une telle assurance et vivront dans la crainte qu’un accident mortel ne remette totalement en question l’éducation de leurs jeunes enfants.

En effet, les compagnies d’assurances intègrent, dans le calcul de leur prix, la probabilité élevée que de nombreux souscripteurs revendent leur contrat d’assurance à un certain âge. Cela réduit leurs coûts, puisqu’il est fort possible qu’elles n’aient pas à verser la valeur nominale du contrat (500 000 dollars dans l’exemple précédent) à la date de décès du client. Si les assurés revendent leurs contrats à des banques, alors les compagnies d’assurances devront verser ce montant aux investisseurs à la date du décès, ce qui aura pour effet inverse d’accroître leurs coûts. Elles seront donc incitées à augmenter le prix du contrat, ce qui risquera de leur faire perdre des clients qui n’auront plus les moyens financiers d’une telle protection.

Des recherches récentes menées à l’Université de New York estiment les pertes potentielles des assureurs à 1,3 milliard de dollars par an. Ce type de marché secondaire s’est développé aux Etats-Unis à la fin des années 80, partant d’assurances vie de jeunes personnes souffrant du sida et ayant moins de 2 ans à vivre. Dans les années 90, ce marché s’est étendu à des assurances vie de malades de plus de 65 ans et dont l’espérance de vie était limitée.

Le remboursement qu’offrira la banque sera fonction des facteurs suivants: l’âge actuel de l’assuré, son état de santé et sa situation économique. C’est-à-dire que plus l’individu est âgé, en mauvaise santé et en situation économique délicate, plus il constituera un client intéressant!

La variable la plus importante dans ce calcul est le facteur de mortalité. Plus la mort intervient rapidement, plus l’investisseur profite de cette affaire. Le plus grand risque est donc la longévité et sa fausse estimation systématique.

Par ailleurs, cette titrisation dénature complètement les contrats d’assurance vie, puisqu’elle les transforme en paris sur la mort des individus concernés. De plus, elle pourrait avoir des impacts en termes de santé publique. Il est en effet inquiétant de penser que le développement de la recherche contre, par exemple, le cancer ou le sida ou le projet de réforme de l’assurance santé aux Etats-Unis puissent être perçus comme un danger pour de puissants groupes financiers, de par le risque qu’ils représenteraient en termes d’accroissement d’espérance de vie. Rappelons qu’aux Etats-Unis, première puissance économique, l’espérance de vie n’est que la 27e mondiale.

Certains «experts» nous rassurent en expliquant que le risque systémique ne serait que très limité en raison du processus de titrisation, de la diversification des maladies et des tranches d’âge. C’est notamment le cas de Joshua Coval, professeur de finance à la Harvard Business School, cité dans l’article de Jenny Anderson: «Wall Street Pursues Profit in Bundles of Life Insurance», dans le New York Times du 5 septembre 2009. Le seul risque grave du système serait dû à l’éventualité d’une mort trop tardive pour les personnes assurées!

Si l’apparition de nouveaux produits financiers amène à définir ce risque de la sorte, c’est que ceux-ci jouent manifestement un rôle néfaste pour l’économie. En effet, la croissance provient d’agents économiques qui consomment et investissent. Elle ne peut être stimulée par l’innovation financière que si cette dernière est régulée. On ne saurait imaginer que des produits financiers qui permettent de parier sur la vie d’êtres humains fragilisés, ou sur les faillites d’entreprises, comme les Credit Default Swaps, puissent d’une part être compatibles avec une croissance économique durable et d’autre part être fidèles aux principes de base du capitalisme. Pour que le rêve faustien ne se transforme pas en cauchemar, il serait temps que le public s’empare du débat et que ces produits soient interdits.

Marc Chesney, Christine Hirszowicz et Brigitte Maranghino-Singer, affiliés au Swiss Banking Institute de l’Université de Zurich.