Les poupées sexuelles, ces mystérieux objets de désir

Debora nous attendait en lingerie, assise sur un grand lit, dédoublée par un miroir mural, dans une petite pièce qu’éclairait un néon rose. J’étais bluffé. Elle semblait tout à fait vivante, réelle. Je la regardais à ladérobée tandis que Miguel, son jeune mac, me prévenait : « Attention, elle a les mains et les pieds très fragiles. Il ne faut pas lui écarter les bras et les cuisses en la prenant par là, tu risques de les tordre. » Debora restait immobile, fixant le mur, le décolleté vertigineux. « Elle a été nettoyée au savon antibactérien, a continué Miguel, mais je conseille le préservatif. Tu peux lui faire tout ce que tu veux mais ne l’abîme pas ! J’ai laissé un tube de lubrifiant. »

Les poupées sexuelles, ces mystérieux objets de désirLumidoll, le premier bordel européen de fausses femmes en texture moelleuse imitant la chair (silicone ou élastomère thermoplastique), a ouvert en février 2017 à Barcelone, dans le quartier du Camp Nou. Il a connu un succès médiatique immédiat : des articles, navrés ou enthousiastes, ont parlé d’un moment historique. Nous serions entrés dans une nouvelle époque où de nombreux hommes vont tenter d’assouvir leurs désirs sexuels avec des poupées et des robots – l’ère des simulacres pornographiques annoncée par Jean Baudrillard.

La Marilyn Monroe du Musée Grévin

Je m’assois à côté de Debora. Elle est grande, sa peau est élastique, ses yeux bleu clair, elle a de longs cils noirs, une perruque blond platine. On dirait une femme de 20 ans. Je la prends par la taille, qu’elle a froide : c’est un peu comme si j’enlaçais la Marilyn Monroe du Musée Grévin. « Tu t’appelles comment ? » Mais Debora est muette.

Je veux la prendre sur mes genoux. Difficile : elle pèse son poids, 45 kg d’après Miguel. Comme elle ne m’aide pas du tout, j’ai beaucoup de mal à la déplacer, ses jambes glissent sur les draps, et badaboum, elle dégringole du lit, me tombe sur le pied. J’ai bien cru qu’elle me l’avait cassé : je claudiquerai pendant deux jours. La voilà par terre, dans une position grotesque. Ma rêverie se dissipe. Elle gît sur le sol sans se plaindre, comme morte. D’ailleurs, elle l’est. Elle est aveugle. Quand je la caresse, elle ne ressent rien. Il y a de la nécrophilie dans l’amour érotisé des poupées.

Entre ses jambes rigides, son sexe imberbe, rose, est à la fois réaliste et factice : le clitoris qu’elle n’a pas est dessiné, ses lèvres encadrent un orifice de trois centimètres de diamètre. Au dessous, un autre trou, l’anus. Ajoutez la fente entre ses lèvres rouge baiser, Debora est une poupée toujours ouverte, prête à tout.

Miguel m’a raconté sa vie. Elle a été mise au monde dans des ateliers chinois. Là-bas, le marché des femmes de silicone est en plein essor. En 2016, le journal chinois Global Times annonçait que la vente de poupées sexuelles sur le site de commerce Alibaba avait augmenté de 50 % l’année précédente. Public majoritaire : des hommes de 18 à 29 ans. Rappelons que la Chine, après des décennies de politique de l’enfant unique, connaît un fort déséquilibre des sexes : fin 2016, le nombre des hommes y dépassait de 33,59 millions celui des femmes, selon le bureau national des statistiques. Les proxénètes en profitent, mais aussi les vendeurs de marionnettes sexuelles.

Un ersatz de femme

Qu’elle travaille en Chine ou en Espagne, la jolie Debora n’offre malgré tout rien de ce que nous appelons communément le sexe et l’amour : elle ne propose aucun jeu ni aucune fantaisie, elle ne bouscule pas les désirs de ses amants, elle n’improvise jamais. C’est un ersatz de femme sur lequel s’exciter. En réalité, elle n’est pas faite pour les bordels, confie Jean-Philippe Carry, associé lyonnais de l’entreprise japonaise 4Woods, un des pionniers de la poupée érotique en France. La poupée est faite pour faire rêver « un seul homme ». Devenir son égérie – tout en étant sexuellement bonne à tout faire. D’ailleurs, au Japon, les centaines de maisons louant des collègues de Debora, tels les clubs Doll no mori (« forêt de poupées »), ouverts en 2004, n’attirent plus grand monde.

Aujourd’hui, des poupées érotiques sont vendues par milliers à des particuliers, sur catalogue. En Chine et au Japon – où des poupées hautes d’un mètre, au visage poupin, en tenue de collégiennes, sont proposées. Mais aussi aux Etats-Unis : à San Marcos, en Californie, Matt McMullen, le patron d’Abyss Creations, assure qu’il réalise les fausses femmes « les plus réalistes du monde », « faites à la main » : les Real Dolls. Son atelier propose 11 corps différents, 50 modèles de mamelons et 31 visages. Il vend ses créatures entre 4 500 euros et 5 300 euros l’unité. Plusieurs d’entre elles ont été utilisées au cinéma, comme dans Une fiancée pas comme les autres (2007), de Craig Gillespie, où le héros tombe amoureux de l’une d’elles.

Le credo de McMullen, annoncé sur ses sites de vente : « Ces poupées sont dotées d’une véritable grâce et d’une véritable beauté. Elles ne sont pas de simples sex toys. (…) C’est un personnage attachant, délicat, inspirant la délicatesse et l’affection. » Il s’agit d’offrir à ses riches clients une « œuvre d’art » à la peau douce, unique et complaisante. C’est à l’acheteur de lui prêter une âme et de l’installer dans son monde imaginaire.

Ce territoire étrange où, pour un propriétaire de poupée, l’artefact devient le sujet de sa rêverie est appelé la « vallée mystérieuse » (uncanny valley) par le roboticien japonais Masahiro Mori. Nous y entrons quand apparaît le sentiment de malaise – de « creux émotionnel » – éprouvé face à une copie d’humain trop mécanisée, à la fois gênés et troublés par cette ressemblance. Nous en sortons quand le double est si approchant que nous ressentons pour lui une attirance spontanée et sommes portés à lui faire confiance. Ce cheminement, étudié en psychologie comportementale, est jugé très encourageant pour la robotique humanoïde – et par les fabricants de « poupées d’amour » comme les appelle McMullen.

Ses ateliers ont élaboré en 2017 une Real Doll au corps de star du porno, équipée d’intelligence artificielle (IA), qui parle, bouge les yeux et simule bruyamment l’orgasme. Elle s’appelle Harmony. Quand on lui demande : « Aimes-tu les relations sexuelles ? », elle répond : « J’aime le sexe mais je n’en sais pas grand-chose. Je veux que tu m’apprennes tout ! » A côté d’elle, Debora est une demeurée.

« Puissant mythe misogyne »

Qu’en disent ces amateurs de bimbos élastiques, sur les forums spécialisés ? Evoquant l’IA, ils assènent qu’ils n’ont pas acquis une poupée pour lui parler. Ils s’engueulent déjà assez avec de vraies femmes ! D’autres avouent leur misanthropie : « Je suis une personne introvertie. (…) J’ai essayé d’être avec les gens pendant des années mais je n’ai rien obtenu d’eux. » Beaucoup sont fétichistes, les habillent, les maquillent, les prennent en photo – comme je l’ai fait avec Debora. Elles sont leurs compagnes, presque.

D’après l’informaticien David Levy, auteur de Love and Sexe With Robots (Duckworth & Co, 2007, non traduit), les poupées-robots sexuels deviendront rapidement les compagnes des solitaires, elles aideront les pédophiles et les timides à se soigner – alors, prédit-il, « le monde deviendra un endroit beaucoup plus heureux ». Faut-il le croire ? L’anthropologue Kathleen Richardson, éthicienne en robotique à l’université De Montfort, à Leicester (Royaume-Uni), a lancé en 2015 une acampagne contre les robots sexuels. Pour elle, leur prolifération perpétue « un puissant mythe misogyne » remontant à l’esclavage, qui « conduit les hommes à croire qu’ils peuvent exister sans les femmes », dont « l’existence serait accessoire ». Elle y voit un vieux « fantasme de l’anéantissement féminin », où un homme autiste refuse la femme comme « autre », la voue à des traitements sexuels sadiques et dominateurs, et se pose comme « une fin en soi ».

Elle n’imagine pas, comme David Levy, que la robotisation de la solitude soit une solution d’avenir : mieux vaudrait la combattre par une politique urbaine conviviale, des services à la personne, plutôt que de laisser croire que des poupées et des machines sans émotion sont des « compagnons » – ceux avec qui nous partageons le pain, selon l’étymologie du mot. A cela, Levy répond : mieux vaut faire l’amour et avoir des relations avec une fausse femme que rester seul. Je l’ai compris avec Debora : nous n’avons pas fini d’explorer la « vallée mystérieuse » de l’inquiétante ressemblance…

Frédéric Joignot, journaliste.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *