Les profils pluriels du djihadisme européen

Le djihadisme en Europe semble avoir constamment une longueur d’avance sur les services de sécurité européens, qui en dépit d’une coopération renforcée demeurent nationaux. Paradoxalement, le terrorisme unifie l’Europe dans le sentiment d’une identité commune entre Européens qui vivent les attentats de Paris et de Bruxelles comme s’ils s’étaient produits chez eux. C’était déjà en partie le cas après les attentats en Espagne (2004) et en Grande-Bretagne (2005). Depuis, beaucoup de changements ont affecté le paysage du terrorisme européen, dont on doit désormais tenir compte pour mettre au point un système de lutte plus efficient.

Remarquons tout d’abord que des sous-espaces de terrorisme se sont constitués au-delà des frontières nationales tout en se circonscrivant à quelques pays ou zones spécifiques. Le premier sous-espace pertinent est franco-belge. Les terroristes belges qui ont préparé les attentats du 13 novembre 2015 pouvaient être flamands ou wallons, il n’en demeure pas moins qu’ils montraient un atavisme antifrançais en lien avec leurs origines, à savoir les anciennes colonies marocaine et algérienne.

La seconde caractéristique des djihadistes depuis 2013 est leur démultiplication : environ 5 000 jeunes sont partis en Syrie rejoindre principalement Daech (l’«  Etat  » qui prétend renouveler le califat en Syrie et en Irak). Ils seraient de 1  200 à 1  500, voire plus, à avoir quitté la France. Dans la décennie précédente, le nombre des djihadistes français se chiffrait à moins de 200. Parmi ceux qui ont eu un entraînement en Syrie ou en Irak, certains savent mieux manier les explosifs que les maladroits «  terroristes maison  » des années 2000 dont l’apprentissage se faisait sur Internet.

La troisième caractéristique est l’essor des recrues issues des classes moyennes. Auparavant, la plupart étaient des jeunes «  désaffiliés  », provenant souvent des banlieues. A présent sont concernés des jeunes plus aisés, aux ressources intellectuelles et culturelles plus importantes. Ils ne peuvent pas aisément être identifiés comme exclus, car ils n’ont ni les manières des banlieues ni leur langage corporel. Ils ne sont pas davantage fichés par les renseignements généraux, car ils n’ont pas de passé criminel. Ils peuvent mobiliser des ressources économiques plus importantes et leur affiliation à Daech [l’acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] apporte à cette structure des moyens financiers dont ­Al-Qaida ne disposait pas.

Présence massive des femmes

Parmi les djihadistes, on trouve de plus en plus de convertis. Leur proportion a grandement augmenté depuis 2013, atteignant jusqu’au quart d’entre eux. Ils se convertissent non pas uniquement pour se venger de leur condition sociale désavantageuse (le cas des «  petits blancs  » qui agissent un peu comme les jeunes des banlieues), mais aussi pour faire de l’« humanitaire engagé  », c’est-à-dire en usant de la violence pour défendre les victimes.

Le mélange des classes moyennes et de la jeunesse banlieusarde ou des quartiers déshérités en Syrie peut se révéler explosif, chacun apportant à l’autre ce qui lui fait défaut, le capital culturel ou la motivation vengeresse. La collaboration des deux groupes dans des entreprises comme celles du 13 novembre  2015 aboutit à une plus grande efficacité, ­notamment en liaison avec la vaste offre idéologique qu’apporte Daech  : on se sent investi d’une mission qui est aussi une vocation.

Il s’agit de «  punir  » une société de mécréants qui s’opposent à la volonté divine. Ces jeunes sont habités par une vision euphorique de leur vie et de leur devenir, après la mort, en tant que martyrs bienheureux. Il y a donc pléthore de sens, et non point, comme le prétendait feu André Glucksmann, nihilisme de leur part.

Il faut encore souligner la présence massive des femmes (aux alentours de 600 sur 5 000 aspirants djihadistes en Syrie), en contraste avec leur nombre extrêmement limité avant 2013. Ce nouveau contingent introduit une dimension nouvelle au djihadisme. Les jeunes femmes se veulent des compagnes donnant sens à l’aventure sur le mode néocommunautaire, «  néo-oummatique  ». Enceinte, elle met au monde, en dépit du martyre de son compagnon, le futur martyr qui sera son fils.

Hommes et femmes se mettent au service d’une oumma qui détient le rôle essentiel et qui s’incarne par le califat, dépositaire du sacré. La jeune femme peut aussi s’inscrire à la brigade Al-Khansa, où on lui enseigne le maniement des armes. Elle peut, le cas échéant, devenir une djihadiste de plein droit, soit de retour en Europe, soit sur place, dans la mise au pas des femmes récalcitrantes aux injonctions de l’«  Etat  » califal.

En plus de celle des femmes, la présence d’adolescents est également notable. Leur adhésion à Daech apparaît à ces jeunes comme une manière d’accéder plus vite à l’âge adulte. L’exercice de la violence devient un rite de passage, les jeunes s’en servant pour mettre fin à leur période interminable de postadolescence dans des sociétés européennes où l’âge de l’autonomie devient de plus en plus tardif par manque de travail. Daech offre la perspective de mettre fin à cette adolescence qui n’en finit pas, dans une Europe où manque aussi une vocation politique qui aurait pu donner sens à la vie des jeunes.

Enfin, les banlieues ou les quartiers ghettoïsés continuent de fournir des candidats au djihad. Ce combat ouvre un espace dans lequel investir sa haine de la société, coupable de la marginalisation et de la stigmatisation endurées par ces jeunes.

Un héroïsme de clip vidéo

Daech, lui, promet un supplément d’âme essentiel : sans lui, le jeune djihadiste serait contraint d’avoir recours à Al-Qaida et à son discours théologiquement abscons et ennuyeux contre l’ennemi lointain. Avec le néocalifat, c’est de l’héroïsme incarné dans les séquences vidéo, l’exotisme (on s’expatrie pour vivre intensément), le romantisme (on devient le grand héros dans un monde qui voit renaître le califat disparu depuis 1924 et dont le prestige est comparable pour cette jeunesse enthousiaste à celui du premier Etat communiste apparu en 1917).

Deux types de djihadistes se côtoient sous la bannière de Daech et se distinguent par leur paysage mental. Il y a ceux qui souffrent et cherchent à retourner la souffrance contre les sociétés qu’ils prennent pour cause de leurs problèmes. Mais il y a aussi ceux qui s’ennuient et qui cherchent dans l’intensification de la vie, dans une guerre sans pitié, l’allégresse d’une existence festive qui trouve dans la mort sa culmination glorieuse. C’est la raison pour laquelle certains jeunes vivent la guerre en Syrie comme une euphorie sans fin, tuer ou se faire tuer procédant de cette glorification de l’existence en quête de la transgression dans une fiesta sans fin.

La pluralité des profils djihadistes montre que les sociétés européennes ne sont pas face à un type déterminé de jeunes (que ce soit des banlieues ou des quartiers pauvres en Angleterre ou en Belgique), mais à une diversité qui englobe désormais un nombre important de jeunes, déçus d’une vie en Europe sans utopie politique, en quête de l’effervescence et de la festivité violentes.

La mise en place de solutions pour leur désendoctrinement doit tenir compte de cette diversité. L’absence d’utopie politique rend plus délicate la tâche de déradicalisation dans un monde où l’intérieur (le désenchantement des jeunes) et l’extérieur (la naissance de Daech) s’entrelacent en un mélange explosif, conséquence d’une globalisation mentale que l’Etat-nation européen a désormais du mal à contrôler. Ce dernier ne veut pas non plus s’européaniser, bien que le volet sécuritaire montre l’inefficacité du nationalisme des services de renseignement au sein d’une Europe de Schengen sans frontières.

Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’EHESS. Il est l’auteur de Radicalisation (Maison des sciences de l’homme, 2014).

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