L’explosion de violence dans le sud du Kirghizistan a ramené sous les projecteurs une région encore mal connue, alors que les cinq républiques ex-soviétiques d’Asie centrale s’apprêtent à fêter l’an prochain leur vingtième année d’indépendance. Pour les populations de la région, cet anniversaire aura un goût amer. En effet, malgré la pompe que ne manqueront pas d’introduire dans ces festivités les cinq gouvernements, tous les indices de développement humains sont au rouge et pour la vaste majorité des générations qui ont encore connu le régime soviétique, le bilan de ces vingt ans d’indépendance sera pour le moins mitigé… La région fait face à quatre énormes défis sécuritaires qui en font probablement l’un des centres névralgiques de la stabilité du continent eurasiatique.
La proximité du conflit afghan, tout d’abord, a deux conséquences immédiates sur les pays d’Asie centrale. Depuis le départ des gardes-frontière russes et l’intensification des combats en Afghanistan, l’augmentation radicale du trafic de l’opium venant d’Afghanistan a mis sous une pression insoutenable les fragiles Etats tadjik et kirghiz. La puissance financière des trafiquants est telle qu’ils ont déjà réussi à s’acheter le soutien plus ou moins actif d’une partie des services de sécurité de ces deux pays. Bien qu’il soit encore difficile de faire une analyse sérieuse sur les groupes qui ont instigué la violence entre Kirghiz et Ouzbeks à Och, il apparaît déjà que plusieurs caïds de la drogue ont été vus, l’arme au point, participer aux pogroms.
Parallèlement au trafic de drogue, les déplacements aisés de groupes fondamentalistes liés aux talibans afghans et pakistanais entre la zone tribale du Pakistan, l’Afghanistan, le Pamir tadjik et le sud du Kirghizistan deviennent préoccupants. La jeunesse désœuvrée de ces deux pays, et plus particulièrement celle de l’Ouzbékistan où toute attitude trop pieuse peut se traduire par une longue détention dans les terribles geôles d’Islam Karimov, est une proie toute désignée pour les groupes qui prônent la violence contre ces régimes politiques violents et corrompus.
Le deuxième défi est lié à la nature autocratique et kleptocrate des régimes politiques en place dans la région. Dans tous les pays de la région, sauf le Kirghizistan désormais sous un gouvernement intérimaire, le système est construit autour d’une famille ou d’un clan présidentiel qui, non content de concentrer tous les pouvoirs politiques et médiatiques dans ses mains, contrôle également les principales sources de revenu du pays.
Ce système est moins serré au Kazakhstan: l’élite politique se contente de ses participations dans les hydrocarbures, tout en promouvant l’essor économique d’un réseau de petites et moyennes entreprises indépendantes. Il est porté à son comble en Ouzbékistan où aucune source de revenu confortable ne peut échapper à la rapacité du pouvoir en place! Tout entrepreneur ouzbek dont l’entreprise commence à rapporter est immédiatement invité à la vendre à l’une ou l’autre firme appartenant à l’élite politique. Et les refus peuvent coûter si cher que rares sont ceux qui osent dire non. Les haines et les rages accumulées sont, en Ouzbékistan, particulièrement propices à une issue violente au régime d’Islam Karimov.
Le troisième défi est lié au manque de volonté de coopération entre les pays. Malgré les nombreux accords de coopération signés entre les cinq, la circulation des biens et des personnes reste un énorme problème. Sur ce point encore, c’est l’Ouzbékistan, dont les frontières compliquées coupent la région en deux, qui crée le plus de problèmes. Les fermetures intermittentes de la frontière ouzbèke avec le sud du Kirghizistan et le nord du Tadjikistan étouffent l’économie balbutiante de ces petits pays pauvres et constituent un blocus économique de fait. Dans la vallée de Ferghana, les fermetures de la frontière ouzbèke avaient déjà conduit à des incidents violents sur les postes frontières bien avant que la violence interethnique de ces dernières semaines n’attire l’attention sur cette région si complexe. Le gouvernement ouzbek a toutefois agi en conformité avec ses obligations internationales en permettant le passage des réfugiés du Kirghizistan. Sa retenue verbale dans cette crise est également à saluer.
Le quatrième défi, enfin, est la nouvelle concurrence que se livrent dans la région Américains, Russes, Chinois et, dans une moindre mesure, Européens pour y restaurer ou y établir leur influence. Imprégnées d’intérêts à court terme, ces luttes d’influence permettent aux régimes centrasiatiques de jouer une puissance contre l’autre sans avoir jamais à affronter avec elles les questions de sécurité globale. L’illustration la plus rocambolesque de cet état de fait aura probablement été la gestion par le président Bakiev de la prolongation du contrat permettant à l’aviation américaine d’utiliser la base aérienne de Manas près de Bichkek.
Après avoir empoché une partie de la somme que la Russie lui avait promise pour mettre les Américains à la porte, il finit par prolonger un contrat juteux avec les Américains, géré par son fils Maxim. L’armée américaine, fort nerveuse à la perspective de perdre ce point de chute en Asie centrale, décida de fermer les yeux sur les confortables prébendes que le régime Bakiev prélevait. La chute violente du régime Bakiev allait exposer ces faiblesses américaines et attirer sur cette terrible gestion l’attention du Congrès des Etats-Unis.
Aujourd’hui, alors que la région entière est menacée de s’embraser, aucun de ces acteurs internationaux ne désire s’y mouiller – même pas la Russie – et ils semblent se regarder en chiens de faïence en attendant les prochaines violences.
Les Chinois ont, quant à eux, réussi un défi de taille: négocier avec les deux gouvernements les plus difficiles de la région, soit les turkmène et ouzbek, un gazoduc transasiatique qui amènera du gaz directement du Turkménistan en Chine à la fin de cette année. Comme la Russie, la Chine voit d’un mauvais œil une implantation militaire américaine de longue haleine dans la région. Afin d’éviter que ces luttes d’influence ne contribuent à la déstabilisation d’une région déjà suffisamment volatile, il serait urgent que Chinois, Russes et Américains ouvrent un dialogue sécuritaire franc sur leurs projets et vision pour la région, et, le cas échéant, décident d’appuyer ensemble des pressions à trois sur les autocrates les plus récalcitrants. Les horreurs commises ces derniers jours dans le sud du Kirghizistan devraient réveiller les plus assoupis.
Alain Délétroz, vice-président pour l’Europe de l’International Crisis Group.