Les réfugiés réveillent l’utopie européenne

Deux réponses sont principalement apportées aux questions soulevées par l’arrivée en Europe de ces dizaines de milliers de désespérés rêvant d’y vivre.

Nous avons d’un côté les libéraux de gauche qui s’indignent de voir laisser des milliers de malheureux se noyer en Méditerranée et qui plaident en faveur d’une Europe montrant sa solidarité et ouvrant largement ses portes.

Et nous avons de l’autre les populistes, hostiles aux migrants, affirmant que nous devrions protéger notre mode de vie et laisser les étrangers résoudre leurs problèmes.

Ces deux manières de répondre sont mauvaises, mais laquelle est la pire ? Les plus grands hypocrites sont ceux qui défendent l’idée de frontières grandes ouvertes : ils savent très bien qu’une telle chose ne se produira jamais puisqu’elle déclencherait une révolte populiste. Nous avons là la « belle âme » s’estimant supérieure à un monde corrompu dont elle participe secrètement.

Rêves sous le boisseau

Le populiste raciste sait très bien, de son côté, que les étrangers, laissés à eux-mêmes, ne parviendront pas à changer leurs sociétés. Pourquoi donc ? Parce que nous, Européens de l’Ouest, les en empêchons. C’est l’intervention européenne en Libye qui a précipité ce pays dans le chaos. C’est la guerre américaine contre l’Irak qui a pavé la voie à l’Etat islamique.

Les réfugiés ne s’échappent pas seulement de leurs terres natales ravagées par la guerre : ils sont aussi possédés par un rêve. La plupart d’entre eux, manifestement, ne souhaitent pas rester dans le sud de l’Italie, ni en France d’ailleurs, mais se montrent bien décidés à rejoindre l’Allemagne, et surtout le Royaume-Uni ou les pays scandinaves. Tous semblent considérer leur rêve comme un droit inconditionnel, exigeant des autorités européennes non seulement des produits alimentaires et des soins médicaux, mais aussi d’être amenés à l’endroit de leur choix.

Il y a quelque chose d’énigmatiquement utopique dans cette exigence impossible – comme si le devoir de l’Europe était d’accéder à leur rêve, d’ailleurs hors de portée de la plupart des Européens. Nous avons là le paradoxe de l’utopie : c’est précisément lorsque la pauvreté, la détresse et le péril atteignent à leur comble qu’explose l’utopie absolue. Les réfugiés vont apprendre une rude leçon, ils vont apprendre qu’il n’y a pas de Norvège, même en Norvège. Il leur faudra apprendre à mettre leurs rêves sous le boisseau, et s’efforcer de changer la réalité.

L’idée de souveraineté nationale reconsidérée

Il nous faut donc élargir notre focale : les réfugiés sont le prix à payer pour l’économie globale, où les marchandises circulent librement, mais pas les hommes. Et c’est bien pour cette raison que de nouvelles formes d’apartheid sont en train de faire leur apparition. Tout se passe comme si les réfugiés entendaient étendre la libre circulation globale des marchandises aux hommes.

La principale leçon à retenir de la situation actuelle, c’est que l’espèce humaine devrait se préparer à vivre à l’avenir de façon plus « plastique » et nomade. Les bouleversements environnementaux pourraient bien imposer dans les années qui viennent des transformations sociales à grande échelle, encore inimaginables. Une chose est claire : l’idée de souveraineté nationale devra être radicalement reconsidérée, et des niveaux inédits de coopération globale inventés. Beaucoup de tabous devront être ignorés et de nombreuses mesures complexes élaborées. Je mets l’accent sur quatre points.

Premièrement, l’Europe devra réaffirmer son engagement entier à fournir aux réfugiés les moyens leur permettant de survivre dignement. Il n’y a pas ici à transiger : les migrations de vaste ampleur sont notre avenir, et ce sera soit un tel engagement soit la barbarie.

Deuxièmement, l’Europe devrait en conséquence s’organiser, et imposer des règles claires, précises, à l’ensemble de ses pays membres afin d’interdire les pratiques barbares, comme celles qui se constatent en ce moment en Hongrie et en Slovaquie. Les réfugiés devraient voir leur sécurité assurée et, en contrepartie, accepter les lieux de vie décidés pour eux par les autorités européennes, et respecter les lois et normes sociales en vigueur dans les Etats européens.

Utopie?

Un tel principe privilégie de facto le mode de vie européen occidental, mais il est le prix de l’hospitalité européenne. De telles règles devraient être clairement posées et imposées, au besoin par des mesures répressives.

Troisièmement, un nouveau type d’intervention internationale doit être inventé : je pense à des interventions militaires et économiques qui éviteraient les écueils du néocolonialisme. Les exemples de l’Irak, de la Syrie et de la Libye, nous le montrent : les interventions néfastes et la non-intervention aboutissent aux mêmes impasses.

Quatrièmement, la tâche la plus difficile et importante est de mener à bien un changement économique radical qui abolirait les configurations qui créent les réfugiés. Si nous ne transformons pas radicalement notre système économique, les réfugiés seront bientôt rejoints par les migrants de Grèce et d’autres pays européens.

Tout cela fleure-t-il bon l’utopie ? Peut-être bien, mais si nous ne la tentons pas, alors nous serons réellement perdus, et nous mériterons notre sort.

Slavoj Zizek (Philosophe).  Né en 1949 en Slovénie, Slavoj Zizek est chercheur à l’Institut de sociologie de l’université de Ljubljana. Il a notamment publié Que veut l’Europe ? Réflexions sur une nécessaire réappropriation (Flammarion, 2005, 198 pages, 15,30 euros).
(Traduit de l’anglais par Frédéric Joly).

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