Les révolutions arabes : une leçon de démocratie

D'aucuns se félicitent aujourd'hui de l'entrée des peuples arabes dans la modernité démocratique. Ce nouveau printemps des peuples démontrerait que, enfin, le monde arabe – perçu il y a peu à travers un prisme exclusivement religieux ou géopolitique – s'ouvrirait aux idées et aux pratiques qui ont fait la force de la démocratie occidentale. Or, la pratique démocratique est en chute libre dans nos pays. Nous ne savons plus faire peuple et mettre en œuvre ces idées démocratiques qui font notre orgueil et nous poussent à regarder ces révolutions arabes avec un petit air supérieur et encore orientaliste, comme le faisait récemment Niall Ferguson, professeur d'histoire à Harvard – et actuellement détaché à la London School of Economics – dans un article du London Evening Standard (1er mars 2011). Le professeur y explique "pourquoi la démocratie ne marchera pas dans le monde arabe" et y insiste lourdement : "seul un optimiste accro au prozac miserait sur la naissance de quoi que ce soit qui ressemble à la démocratie à l'occidentale à partir du bouleversement révolutionnaire actuel". Pourtant, il y a peut être beaucoup à apprendre de ces peuples arabes, qui font aujourd'hui l'expérience directe de la démocratie, et qui pourraient nous aider à prendre du recul sur cette "démocratie à l'occidentale" qui fait notre fierté.

Ce discours se combine avec un autre – qui le reflète tout en le prolongeant – niant le pouvoir des peuples arabes dans ces révolutions. On assiste alors bouche bée à de savantes constructions – tout naturellement teintées d'objectivité scientifique et universitaire – qui démontrent que "ce n'est pas le mouvement populaire lui-même qui a précipité le réaménagement du pouvoir par les militaires [en Égypte], car ce réaménagement était déjà dans les tuyaux", comme l'a récemment affirmé un expert lors d'une conférence sur le sujet. Autrement dit, ce second type de discours analyse les transformations du monde arabe en ne prenant le peuple que pour quantité négligeable. Il est un acteur dans un jeu et des rapports de force qui le dépassent et sur lesquels il n'a qu'une prise marginale. Plutôt que de parler de peuple, on préfère les termes "opinion publique", "rue", "masses", "foule", etc.

Troisième discours : l'islamisme. Il y a là plus qu'une parole et un questionnement : c'est une véritable obsession. Plusieurs décennies de recherches scientifiques et d'actions diplomatiques focalisées sur le poids de l'islam et des supposés terroristes nous ont empêché de voir le mouvement de ces sociétés et les micro-résistances qu'elles étaient capables de produire (chez les ouvriers égyptiens, par exemple). Résultat : lorsque ces peuples se soulèvent, plutôt que de s'enthousiasmer, on préfère pointer les risques d'une prise de pouvoir par les islamistes. Se développe alors tout un discours managérial visant à gérer de manière réaliste le "risque frères musulmans".

Voilà donc trois discours qui décrivent notre relation au monde arabe, et elle n'est pas glorieuse : elle est faite d'ignorance, de mépris et de peur. Ignorance d'une tradition intellectuelle de critique de la dictature depuis la nahda, la renaissance arabe de la fin du XIXe siècle, avec des auteurs comme Abd al-Rahman al-Kawakibi et son ouvrage sur Les caractéristiques du despotisme (1900, rééd. Dar as-Shorouq, Le Caire, 2007), dans lequel il dénonçait les tyrans et plaidait pour l'instauration d'un régime constitutionnel. Mépris pour le peuple réduit à un acteur irrationnel grâce à l'utilisation ad nauseam de la métonymie de la "rue". Et, enfin, peur de l'islamisme qui est sans commune mesure avec sa réalité sur le terrain. C'est notre regard, focalisé sur les frères musulmans égyptiens, par exemple, qui leur donne de l'importance.

Or, s'il y a deux choses que je n'ai pas vues en Égypte, pendant la révolution, ce sont la rue et les frères musulmans. Non que ces derniers soient totalement absents de la scène politique, mais leur rôle était mineur et ne correspondait pas aux aspirations des Égyptiens. Quant à la rue, elle n'existe pas. Par contre, on peut voir un peuple, conscient de son pouvoir. On croise la joie des Égyptiens, la joie démocratique d'être ensemble et de décider collectivement d'un destin commun. Ce bonheur peut paraître simple et limité à quelques mécanismes d'autogestion sur la place Tahrir – sécurité, nourriture, santé, etc. – mais il pointe vers ce que doit réellement être la démocratie : la participation de tous et de chacun à la définition d'un vivre ensemble, en dehors des seules institutions démocratiques représentatives. Voilà peut être ce que nous avons à apprendre des révolutions arabes.

Raphaël Kempf, juriste et arabisant.

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