Les riches ont voté Trump, les villes Clinton

Qui a voté pour Donald Trump ? Ce que nous disent à la fois la comptabilisation des votes et les sondages post-électoraux ne correspond pas toujours aux commentaires, qui ont souvent le défaut de faire comme si le magnat de l’immobilier avait fabriqué un électorat conforme à ses discours. La distribution sociologique et géographique de ces votes réserve quelques surprises.

Ainsi, les oppositions de revenus sont, au bout du compte, peu spectaculaires et ne vont pas dans le sens souvent hâtivement indiqué. En fait, ce sont dans l’ensemble les plus riches qui ont voté Trump, et les plus pauvres Clinton – un peu moins que lors des trois précédentes élections présidentielles, mais clairement tout de même. C’est vrai aussi du sexe ou de l’âge pris isolément, finalement peu discriminants.

Pour obtenir une variable indépendante du choix et qui opère une distinction franche entre les votants, il n’y a que « l’ethnie ». Pour les « non-blancs », le rapport Clinton-Trump s’établit à 78-22 et, pour les seuls Noirs, 92-8.

Le niveau d’éducation, qui se situe dans une zone intermédiaire entre contrainte et choix, renforce les clivages liés aux variables totalement subies et les rend plus massifs : ainsi, pour les hommes, le rapport est de 56-44 en faveur de Trump, il passe à 67-33 pour les hommes blancs et à 76-24 pour les hommes blancs sans diplôme universitaire.

Territoire diffus et mou

C’est encore plus net pour les préférences religieuses, qui se décalent davantage vers une orientation choisie et qui, à elles seules, établissent un clivage net. Les sans-religion se manifestent à 72-28 en faveur de Clinton tandis qu’à l’inverse les protestants se situent à 62-38 pour Trump.

La distribution des électeurs selon les gradients d’urbanité est impressionnante. Dans les comtés centraux des aires urbaines définies par un centre unique, on obtient, en compilant les résultats réels cette fois, un rapport Clinton-Trump de 72-28 dans les comtés centraux (qui correspondent en France au centre d’une ville et sa banlieue proche) des dix-sept aires urbaines de plus de 3 millions d’habitants, avec souvent des scores de plus de 80 % dans les plus grandes, et de 63-37 dans ceux des trente-six aires entre 1 et 3 millions d’habitants. Ici aussi, sans surprise, la taille d’une ville est une composante de son urbanité. A de très rares exceptions, toutes les grandes villes ont voté Clinton.

Et ce ne sont pas seulement les centres historiques redevenus attractifs ou les quartiers aisés, anciens ou nouveaux : les comtés qui définissent la granulométrie de la carte comprennent en général la proche banlieue, socio-économiquement très contrastée.

Dans les régions dont le système productif est en crise forte, qui ont, en comparaison d’élections précédentes, fait partiellement défaut à la candidate démocrate, les villes de la Rust Belt comme Pittsburgh (Pennsylvanie), Cleveland, Toledo (Ohio), Detroit, Flint (Michigan) ou Milwaukee (Wisconsin) – colonne vertébrale de l’Amérique industrielle des deux premiers tiers du XXe siècle – ont toutes voté majoritairement pour Clinton.

Ici, l’électeur-type de Trump est plutôt un commerçant ou un chef d’entreprise, petite ou moyenne, résidant dans les lointaines périphéries de ces villes. Ce n’est que rarement un ouvrier au chômage vivant à côté de son ancienne usine automobile ou sidérurgique en faillite. Celui-là a plutôt voté Clinton.

Les deux espaces du vote ont aussi deux métriques bien différentes : un réseau « hyperspatial » de lieux forts, reliés dans l’espace par la mobilité et la télécommunication ; un territoire diffus et mou, qui produit peu et dépend fortement du premier espace, s’étendant en nappe dans tout le pays et comprenant à la fois une partie de la banlieue pavillonnaire et des zones périurbaines, voire périphériques.

Dissymétrie des espaces

La ressemblance frappante entre les cartes des trois dernières élections conduit aussi à relativiser l’effet propre du duel Clinton-Trump. Les choix des différents groupes ont en fait relativement peu bougé depuis quinze ans. Le fait que Barack Obama soit noir et que Hillary Clinton soit une femme a eu des effets limités et les attaques de Donald Trump contre les « minorités » n’ont pas empêché les démocrates de perdre un peu de terrain auprès d’elles.

La question centrale est tout autre. Deux conceptions de la société et, jusqu’à un certain point, deux sociétés se font face depuis le duel serré entre Al Gore et George W. Bush en 2000 et qui se confirme, quel que soit le style particulier des protagonistes qui s’agitent sur la scène. Les électeurs utilisent les candidats pour faire passer leurs propres messages, qui s’opposent point par point.

L’urbanité ou son rejet, l’espace public contre l’espace privé font résonance avec d’autres éléments très forts : éducation, productivité, créativité, mondialité, ouverture à l’altérité, demande de justice, présence du futur d’un côté ; de l’autre, mépris de l’intellect, enclavement économique, absence d’innovation, appel au protectionnisme, peur de l’étranger, affirmation d’une d’identité fondée sur la pureté biologique, la loyauté communautaire, le respect de l’autorité et la référence nostalgique à un passé mythifié – toutes choses qui ne définissent pas une approche différente de la justice, mais une alternative à l’idée même de justice.

La dissymétrie des espaces fait écho à celle qui marque leur relation : si les Etats-Unis perdaient les « surfaces rouges », ils deviendraient soudain plus riches et plus inventifs ; s’ils perdaient les « ronds bleus », ils disparaîtraient purement et simplement.

Le constat que l’on est encore démographiquement puissant mais politiquement inutile contribue à l’angoisse et au ressentiment qu’expriment les électeurs de Donald Trump, tout autant que leur champion. Ce n’est donc pas à un combat entre « peuple » et « élites » puisque les effectifs sont comparables. Ce sont plutôt deux « peuples » qui se font face, avec deux conceptions antithétiques de la cohabitation.

Force de la géographie

Ce mouvement de fond qui divise les Etats-Unis se déploie sur plusieurs décennies dans l’ensemble de l’Occident. En Europe, on rencontre la même carte, avec le même poids des gradients d’urbanité, aux Pays-Bas, au Danemark, en Finlande, en Italie du Nord, en Autriche ou encore en Suisse, votation après votation, chaque fois qu’il est question de choisir entre ouverture (aux homosexuels, aux musulmans, à l’Europe, au monde…) et fermeture.

La même carte se retrouve en France depuis le référendum sur l’Europe de 1992 et l’émergence du Front national comme parti d’alternative, dans les années 1990.

Dans tous ces cas, la force de la géographie est spectaculaire, mais elle ne doit pas être interprétée comme une nouvelle « structure » surplombante qui remplacerait les classes économiques ou les classes d’âge.

Qu’ils soient favorables ou opposés à la société des individus, les citoyens-habitants sont tous des individus, avec des idées, des projets, des attentes. C’est en tant que tels et non comme « masse » ou comme « multitude » qu’ils attendent qu’on s’adresse à eux.

Jacques Lévy, professeur à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, directeur du laboratoire Chôros
Ogier Maître, docteur en informatique.

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