Les Roumains souffrent d’un manque de confiance dans leurs institutions

Il y a quelques jours, Mirel Bran, correspondant du Monde à Bucarest, s’interrogeait sur une sortie de la Roumanie de l’Union européenne. Si la situation politique, et même économique et sociale actuelle de la Roumanie n’est pas brillante, cette analyse mérite d’être largement nuancée, voire contredite. Car la Roumanie n’a rien à voir avec ses voisines, gagnées par le courant populiste et « illibéral ».

Il faut dire d’abord la très grande singularité de la Roumanie dans l’ensemble de l’Europe de l’Est : un pays aux marges de l’Europe, rappelant l’ancienne « Mitteleuropa », longtemps dominé par les Turcs puis occidentalisé à marche forcée dans la seconde moitié du XIXsiècle, apparemment uni par sa langue mais en réalité divisé en raison de sa géographie montagneuse, de son histoire pleine de drames, et de ses inégalités sociales profondes.

Forte croissance et spéculations hasardeuses

Le « chamboule-tout » du régime Ceausescu, qui n’avait aucun égal parmi les autres « démocraties populaires » par sa violence, sa stupidité et son irrationalité, n’a cessé qu’il y a moins de trente ans. Cela n’a pas laissé le temps de régénérer les esprits et les mentalités, ni de permettre à de nouveaux dirigeants d’arriver au pouvoir.

Sur cette société encore malade des séquelles d’une dictature qui a réussi à chasser du pays une bonne partie des élites sociales et intellectuelles (presque tous les grands intellectuels et artistes roumains du XXe siècle sont morts en Occident !) est arrivée la greffe d’une seconde occidentalisation : l’acclimatation des normes et des méthodes d’une Union européenne bâtie par des vieilles démocraties libérales.

Heureux de s’arrimer à ce vaisseau alors flambant neuf, dont ils espéraient beaucoup, la liberté de circulation d’abord, une amélioration de leur niveau de vie et de leurs infrastructures vieillies ensuite, nos Roumains ont, une fois de plus, joué les bons élèves, accepté les contrôles, modifié leurs lois, imité nos administrations.

Mais ce vieux pays n’a pas bougé autant qu’il l’aurait pu ou dû. Les années qui ont précédé et immédiatement suivi l’entrée dans l’Union européenne (2007) ont donné de l’espoir : une forte croissance, des investissements étrangers et une amélioration du niveau de vie, mais aussi des spéculations immobilières hasardeuses.

Deux fois condamné à la prison

Le cercle vertueux s’est rapidement et progressivement grippé, sans que l’Union s’en rende compte ou réagisse, avec les conséquences de la crise économique de 2008 : un refroidissement brutal de l’économie, et une potion amère pour ceux qui émargeaient au budget de l’Etat, les fonctionnaires et les retraités. Parallèlement, le vieux système communiste se désagrégeait brutalement, sans qu’un Etat moderne et protecteur le remplace.

Enfin, les fameux fonds européens ne sont pas arrivés aussi vite et aussi généreux que prévu, qu’ils soient bloqués par des réglementations complexes ou qu’ils soient simplement perdus dans les méandres de la corruption. C’est cette corruption qui obscurcit aujourd’hui le ciel roumain. Depuis deux ans, le débat public ne tourne plus qu’autour de problèmes judiciaires qui, certes, ne sont pas nouveaux, mais ont pris une ampleur déraisonnable.

Pour admettre la Roumanie dans l’Union européenne, on lui a fait avaler un « poison pill » [« pilule empoisonnée »] qui a explosé au nez de tout le monde : le « mécanisme de coopération et de vérification » ! La Roumanie doit justifier aux yeux de la Commission européenne, tous les six mois, de ses efforts de lutte contre la corruption. Ce sont précisément ces efforts qui butent sur la mauvaise volonté du gouvernement élu il y a deux ans.

Dirigée par un homme [Liviu Dragnea] par deux fois condamné à la prison (pour fraude électorale et pour abus de pouvoir), aujourd’hui président de la Chambre des députés, la coalition qui dirige la Roumanie n’a de cesse de vouloir soumettre le pouvoir judiciaire : cela va de la destitution des procureurs à la modification du statut des magistrats, de la réforme de la procédure et de la loi pénale à l’amnistie de certains délits, etc.

Pauvreté et inégalités

La pression internationale s’accroît, venant même du vieil allié américain, de la commission de Venise, des commissaires européens et des ambassades occidentales, isolant encore la Roumanie, qui est prise complètement à revers : alors qu’elle a toujours cherché l’appui de l’Occident, la voici menacée de sanctions par lui, quand son vieil ennemi, la Russie, renforce ses positions à l’Est. Son masque de respectabilité se fendille au moment où le but de tous ses efforts diplomatiques depuis vingt ans, la présidence du Conseil de l’Union européenne, lui est offert [en janvier 2019].

Or jamais la coupure entre les dirigeants politiques et la population, traditionnelle dans ce pays, n’a été aussi forte, comme en témoigne la faible participation au récent référendum convoqué par le parti au pouvoir, allié de l’Eglise orthodoxe pour redorer son blason, qui a abouti à un échec retentissant. Attisées par les réseaux sociaux, les manifestations se succèdent contre le pouvoir. A aucun moment, elles ne remettent en cause l’Union européenne ni l’adhésion aux valeurs démocratiques !

Il est vrai que les désillusions gagnent, et le paradoxe roumain continue : en 2017, la croissance a été de 7 %, les salaires ont augmenté de 17 %, la consommation de 10 %, et le chômage est tombé en dessous de 4 %. Mais la pauvreté ne régresse pas, au contraire, et les inégalités s’accroissent entre les campagnes et les villes, entre certaines villes désindustrialisées et d’autres plus dynamiques, entre les régions (la Moldavie reste à la traîne), entre les jeunes cadres et les inactifs, etc. Le gouvernement a voulu stimuler la consommation en augmentant les salaires, ce qui a entraîné une inflation galopante et a déséquilibré le budget. Il n’a pour autant pas lancé les programmes d’infrastructures que tout le monde attend.

Ce dont souffrent les Roumains, ce n’est pas du populisme anti-occidental, mais d’un manque de confiance généralisé dans leurs institutions et dans l’avenir, qui aggrave leur attentisme traditionnel. Face à la dictature, ils avaient usé de l’humour et de la débrouillardise, et courageusement enduré leurs souffrances. Auront-ils cette fois la patience d’attendre plus longtemps pour sortir de la crise actuelle ? En tout cas, ce n’est pas le moment de les laisser tomber.

Henri Paul (Ancien ambassadeur de France en Roumanie de 2007 à 2012). Il est président de la chambre honoraire à la Cour des comptes, avocat. Il est l’auteur de « Roumanie. Au carrefour des empires » (Editions Nevicata, collection « L’âme des peuples », 96 pages, 9 euros).

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