Les ruses de l’Apocalypse

Dans une célèbre épître, l’apôtre Paul mettait en garde les Thessaloniciens contre l’idée d’un retour imminent du Christ. Le Messie ne reviendrait que lorsque « le Fils de la perdition », pour l’heure « retenu », serait libéré, rendant l’Apocalypse inéluctable. Ces propos énigmatiques sont à l’origine d’une tradition prophétique médiévale que retrace Gian Luca Potesta, professeur d’histoire du christianisme à l’université catholique de Milan.

Paradoxes des manipulations

En reconstituant l’évolution des thèmes messianiques au cours des siècles, la transmission des manuscrits et la transformation des contextes intellectuels et politiques dans lesquels ces textes sont écrits puis lus, il offre une leçon de méthode. Le prophétisme médiéval, loin d’être purement imaginaire, marginal ou stéréotypé, peut être lu comme un révélateur de l’histoire des pouvoirs et de la souveraineté au Moyen Age. En effet, comme l’apôtre l’expliquait, si l’Apocalypse est retardée, c’est qu’il y a quelque chose ou plutôt quelqu’un « qui retient » (to katechon) l’Antéchrist, dont la venue suscitera celle du Fils de Dieu et la fin des temps.

Au VIIsiècle, dans le contexte de l’affrontement entre Byzance et le califat musulman en pleine expansion, se développe en Orient l’idée que ce rempart contre la fin des temps est un prince terrestre, dont la première incarnation proposée est l’empereur Héraclius, qui régna de 610 à 641. Cette croyance est transmise à l’Occident au VIIIsiècle avec l’Apocalypse du pseudo-Méthode, puis devient sous les Carolingiens une véritable ­ « légende impériale ». Le souverain de la fin des temps est désormais censé être un Franc, ce qui ouvre la voie à des actualisations politiques au service des différentes dynasties qui se succèdent. Lorsque se cristallise l’affrontement entre la papauté et l’empire, à partir du XIIsiècle, les récits connaissent une nouvelle fortune. Frédéric Barberousse cherche à capter à son profit les prophéties annonçant un nouveau Charlemagne, tandis que son petit-fils Frédéric II est considéré, à l’inverse, comme l’Antéchrist par les papes du XIIIsiècle. Le prophétisme est devenu un langage politique que tentent également de s’approprier les rois de France.

Puis, à partir du XIVsiècle, les conflits internes à la papauté conduisent à l’émergence de nouvelles prophéties, portant sur les papes et les cardinaux. Les camps qui s’affrontent utilisent les images de l’Apocalypse pour fonder leur légitimité tant sur le lointain passé durant lequel la prophétie prétend avoir été écrite que sur le futur éloigné où elle se réalisera. Gian Luca Potesta dévoile les paradoxes et la puissance de ces manipulations textuelles qui s’écrivent en réalité au présent et pour le présent. Il met en lumière un nouveau lieu du politique à l’époque médiévale. L’interprétation et la réécriture de ces textes sont une manière d’agir sur la vie sociale ; déchiffrer le monde et déchiffrer les mots sont une seule et même chose.

Nouvelle figure du « katechon »

Cola di Rienzo, tribun populaire de Rome au milieu du XIVsiècle, le comprend bien : sa vision du prophétisme fournit une nouvelle figure du katechon, identifié non plus à un prince mais au peuple, nouveau détenteur de la souveraineté. Dès lors, pendant qu’au sein de l’Eglise la fortune du prophétisme se poursuit jusqu’à l’époque contemporaine, le langage messianique commence à s’approprier les formes de souveraineté qui émergent avec le début de la modernité, celle du peuple, avant celles de la nation, puis de la classe ou de la race.

Car l’ensemble du propos historique du livre est doublé d’une discussion historiographique des thèses du penseur nazi Carl Schmitt (1888-1985), qui voyait dans le IIIReich le katechon qui empêcherait le déclenchement de l’Apocalypse. Le livre parvient de la sorte à éclairer la parenté entre la genèse de discours médiévaux complexes et celle d’une partie de la culture politique de notre temps. L’énergie du prophétisme médiéval est loin d’être dissipée. L’empire et l’Apocalypse restent des spectres de notre temps, et le messianisme, quelle que soit son origine, l’un des sombres visages de la souveraineté qui vient.

Par Etienne Anheim, historien et collaborateur du « Monde des livres ».

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