Les Russes vivent dans la hantise de la crise

Les Russes vivent dans la hantise de la crise

Lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, qui s’est tenu début juin, les autorités russes ont déclaré à plusieurs reprises que la récession était terminée et que l’économie était sortie de la crise. Est-ce la réalité ? Et, si oui, cela signifie-t-il qu’il n’y a plus à s’inquiéter ? Que les sanctions ont été surmontées avec succès ? Que la faiblesse des prix du pétrole n’est plus à redouter ? Les réponses à ces interrogations, tout à fait d’actualité, sont particulièrement importantes pour la compréhension des perspectives de l’économie russe.

Il existe une approche formelle pour déterminer la fin d’une crise économique. Une économie en croissance pendant deux trimestres consécutifs indique que, formellement, la crise est terminée. Or voici les chiffres : le PIB de la Russie a diminué en 2015 et 2016, respectivement de 2,8 % et 0,2 % en glissement annuel. Mais, depuis la fin 2016, la situation s’est améliorée : au 4e trimestre 2016, le PIB est demeuré inchangé par rapport au trimestre précédent et, au cours du premier trimestre 2017, il a augmenté de 0,3 %. Il apparaît donc que, même au regard des indicateurs formels, la crise n’est pas totalement terminée.

Les indicateurs de croissance économique sont encore très bas, dans les limites de l’erreur statistique. Mais la question n’est même pas de faire preuve de retenue pour évaluer les perspectives économiques actuelles de la Russie. Le problème est ailleurs. Pourquoi l’économie russe a-t-elle commencé à éprouver des difficultés ces dernières années et a-t-elle vu son taux de croissance diminuer ? Cela est loin d’être seulement dû à la baisse des prix du pétrole et aux conséquences des sanctions prises contre la Russie en 2014.

On peut d’ailleurs le démontrer assez facilement : selon les données du premier semestre 2014, le PIB de la Russie n’a progressé que de 0,8 % par rapport à la même période de 2013. Autrement dit, on voit qu’avec des prix du pétrole élevés (au premier semestre 2014, le prix du baril était supérieur à 100 dollars) et en l’absence de sanctions (les répercussions des sanctions antirusses sectorielles significatives pour l’économie n’ont été ressenties qu’à partir de la seconde moitié de 2014), l’économie russe n’a pratiquement pas progressé.

Déséquilibres structurels

Cela signifie que les causes principales des graves difficultés de l’économie russe ont été, et sont encore, à chercher ailleurs. Ces causes fondamentales de la détérioration de la situation économique du pays ont été évoquées au moins deux fois au plus haut niveau : en 2013 et en 2016, dans des messages du président de la Fédération de Russie à l’Assemblée fédérale. Ces documents stratégiques indiquaient notamment que la principale raison des difficultés de l’économie résidait dans les problèmes internes du pays. En quoi consistaient ces problèmes internes ? Malheureusement, ils n’ont pas été explicités. Il est clair que ce sont les mêmes problèmes structurels qui, selon la majeure partie des Russes, doivent être impérativement résolus.

Les problèmes structurels actuels de l’économie russe procèdent de son penchant excessif pour les industries d’extraction de matières premières, de la faible part (environ 20 %) des petites entreprises dans l’économie, des fâcheuses priorités budgétaires (des dépenses pour la défense, plutôt que pour le développement des infrastructures et du capital humain), du faible niveau de concurrence, de l’inefficacité de l’administration publique, etc.

Pourquoi nous est-il aujourd’hui si important de comprendre les problèmes internes de l’économie russe ? Parce que, pour déterminer si la Russie en a terminé avec la crise économique, nous devons savoir avec quel succès les réformes structurelles ont été mises en œuvre pour résoudre ces problèmes. Il est évident que l’on ne pourra parler de sortie de la crise qu’une fois résolus les problèmes à l’origine de la crise ou, tout du moins, quand on aura beaucoup œuvré pour les résorber.

Malheureusement, nous devons admettre que tous les déséquilibres structurels fondamentaux perdurent : l’économie reste tournée vers les matières premières ; comme avant, la part des petites entreprises est encore très insignifiante à l’échelle de l’ensemble de l’économie ; les problèmes de concurrence persistent, etc. Cela s’explique, car la solution des problèmes structurels de ce niveau possède une caractéristique déplaisante : il est impossible de faire les choses rapidement.

Amélioration temporaire

C’est tout simplement irréalisable sur le pur plan technologique : il est impossible, par exemple, de faire passer en quelques mois la part des petites entreprises dans l’économie de 20 % à un indicateur deux fois supérieur. Ces miracles n’ont jamais lieu ; il faut du temps. Conclusion : on ne pourra parler sérieusement de la sortie de la crise économique que lorsqu’on verra un réel progrès en la matière. Aussi, l’amélioration de la situation économique de la Russie à laquelle nous avons assisté vers le printemps-été 2017 est temporaire et n’est pas solidement établie.

Qu’en est-il des sanctions ? Qu’on se rappelle les paroles de l’ancien président américain Barack Obama sur le fait que, grâce aux sanctions contre la Russie en raison des événements en Ukraine, l’économie russe était « en lambeaux » (« Russian economy is in tatters »). Rien de ce genre n’est arrivé ! La légère baisse du PIB enregistrée en Russie en 2015-2016 n’a montré aucun effet de « déchirure en lambeaux ». Les sanctions, la résistance à l’impact de ces sanctions ont aggravé la situation de l’économie russe, mais elles ne lui ont pas été fatales. De même, la baisse des prix mondiaux du pétrole depuis le deuxième semestre 2014 jusqu’au début 2016 – à moins de 30 dollars le baril – a contribué au naufrage dramatique de l’économie russe mais ne s’est pas révélée insurmontable. Ainsi, donc, les sanctions et la chute des prix du pétrole représentent seulement des facteurs négatifs supplémentaires pour l’économie russe. Ils ne sont pas la cause initiale de la crise. La levée des sanctions et une augmentation conséquente des prix du pétrole n’offriraient pas la garantie de surmonter cette crise.

Mais alors se pose une question logique : s’il subsiste des problèmes structurels internes en grande partie non résolus, si les sanctions sont en cours, tandis que le niveau des prix du pétrole ne peut pas être qualifié d’élevé, comment se fait-il que l’économie soit sortie de la crise, comme l’affirment les autorités russes ? L’explication est la suivante. Premièrement, après tout effondrement économique se manifeste une certaine adaptation aux nouvelles réalités économiques. Cela s’applique encore plus aux économies de marché, et l’économie russe, avec toutes les réserves d’usage, peut aujourd’hui être considérée comme telle. Deuxièmement, les prix du pétrole ont augmenté : ils se maintiennent autour de 55 dollars le baril. Troisièmement, on a assisté à la mise en œuvre d’une politique monétaire assez restrictive, qui a contribué à stabiliser le taux de change de la monnaie nationale et à maintenir les réserves de change du pays de manière significative afin de réduire le taux d’inflation. Quatrièmement, on a eu recours aux quelques milliards de roubles du fonds de réserve, qui ont servi à couvrir les dépenses fédérales.

Absence de progrès

Ainsi, l’amélioration de la situation économique actuelle du pays est tout à fait compréhensible. Cependant, est-ce que cela signifie que le pire est passé et que l’on n’a plus besoin de s’inquiéter au sujet de la crise ? Il est impossible d’en être si sûr ; la crise, à bien des égards, n’a pas disparu. Actuellement, la timidité dans les réformes – comme celle concernant l’augmentation de l’âge de la retraite – est également à mettre sur le compte de la prochaine élection présidentielle qui doit avoir lieu en Russie en 2018 – scrutin qui, sans aucun doute, couronnera de succès le pouvoir. Alors s’ouvrira une fenêtre d’opportunités politiques de réformes. Les autorités vont s’efforcer de mener les réformes économiques dont on parle déjà assez largement aujourd’hui : augmenter le financement des infrastructures – en tout premier lieu les transports –, stimuler le développement de l’économie numérique, créer les conditions d’un boom des exportations.

Cela veut-il dire que le taux de croissance de l’économie russe va continuer à augmenter et, comme il est prévu au plus haut niveau de l’Etat, qu’il dépassera les taux de croissance du reste de la planète à l’horizon 2019-2020 ? La probabilité de la réussite d’un tel objectif – une croissance de 3,5 à 4 % par an – est extrêmement faible. Non seulement à cause des difficultés d’implémentation de réformes efficaces, mais aussi en raison du fait que les prix du pétrole restent relativement faibles, et les effets des sanctions, toujours présents.

Le problème et le malheur des sanctions contre la Russie ne résident pas dans le fait que celle-ci n’attire plus les investissements. Comme l’a montré l’expérience d’autres pays ayant vécu une longue période dans un état similaire, les sanctions n’empêchent pas de vivre, mais elles constituent un frein au développement. Ce n’est pas nécessairement à une crise flagrante que l’économie russe va être confrontée, mais à l’absence de progrès. Cela aura pour nom un « retard de développement ». C’est pourquoi ce n’est pas l’inquiétude constante à propos de la crise qui devrait agiter la Russie, mais celle qui concerne la quasi-absence de développement. A cet égard, cela est encore pire qu’une crise, parce que les crises viennent et s’en vont, tandis que les retards de développement peuvent perdurer indéfiniment.

Igor Nikolaïev est directeur de l’Institut d’analyse stratégique de la société FBK Grant Thornton. Docteur en sciences économiques, il a travaillé dans l’administration russe entre 1990 et 2000, notamment au ministère des sciences, au bureau du gouvernement fédéral et au ministère des chemins de fer. Traduit du russe par Isabelle Chérel.

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