Les Rwandais ne veulent pas être otages de leur passé

A chacun de mes séjours au Rwanda, j’ai un pèlerinage à accomplir : c’est celui qui me mène à Nyamata, plus précisément à Gitagata, le village de regroupement où, en 1960, deux ans avant l’indépendance, ma famille et des milliers d’autres Tutsi furent déportés. J’avais 4 ans. Nyamata est situé dans le Bugesera, une dépression plus sèche et plus chaude que les hauts plateaux du Rwanda. Les pluies y sont rares, les quelques puits qui servent de points d’eau souvent asséchés.

En 1960, le Bugesera était encore une savane presque inhabitée, infestée par la mouche tsé-tsé, peuplée par les grands animaux. On espérait sans doute que « les réfugiés de l’intérieur » y périraient peu à peu de maladies et de faim. Nous avons survécu et il a fallu le génocide pour exterminer ceux qui ne s’étaient pas exilés à l’étranger comme moi.

Il m’a fallu dix ans pour avoir la force de retourner à Gitagata et affronter ce qui pouvait subsister de l’enclos familial. J’espérais au moins quelques ruines. Je constatais avec désespoir qu’il n’y avait plus rien. Toutes traces de vie avaient été soigneusement éradiquées.

Au moins en 2004, on pouvait encore pénétrer dans la parcelle et je repérais dans la végétation envahissante, mais c’était peut-être une illusion, l’avocatier qu’avait planté Jeanne, ma sœur cadette, assassinée, enceinte, le 7 mai 1994, alors qu’elle tentait de se réfugier dans l’église de Nyamata. Comme les 5 000 Tutsi qui avaient cru y trouver un asile inviolable, Jeanne d’Arc et ses enfants y auraient été tués. Parmi les crânes aujourd’hui alignés dans la crypte, comment reconnaître les siens ?

Un bosquet de brousse pour tombeau

Peu à peu, je constatais que, chaque année, la brousse devenait plus dense. Je restais au bord de la piste défoncée face à un fourré d’épineux impénétrable et hostile. Je m’étais fait une raison. Puisque je ne saurai jamais comment mon père et ma mère avaient été tués (à la machette, d’un éclat de grenade, d’une rafale de mitraillette ?), ni où leurs dépouilles avaient été jetées ou enterrées, ce bosquet de brousse impénétrable serait, avec mes livres, leurs tombeaux et je refusais la proposition d’un petit voisin qui m’offrait ses services pour défricher. Je le payais même pour qu’il ne touche à rien.

Mais, en septembre dernier, à la place du buisson inextricable que je voulais préserver, je trouve une plantureuse bananeraie. Les arbres (le terme est inexact selon la botanique, mais je me refuse à appeler herbes ces grandes feuilles secourables qui, enfant, m’ont si souvent servi de parapluie), ces arbres donc offraient des régimes de bananes comme on pouvait sans doute en récolter dans ce jardin d’Eden dont les missionnaires nous vantaient les merveilles.

La terre qui n’avait pas été cultivée depuis plus de vingt ans était d’une fertilité sans pareille. Mon frère André avait donc fait défricher et planter ces bananiers. Je lui en voulus un moment d’avoir détruit le mausolée sauvage que j’entendais préserver en mémoire de ceux qui avaient péri et j’estimais sacrilège de m’emparer d’un régime. D’ailleurs, je n’avais pas de machette (comment oser désormais posséder cet instrument de mort ?) et le régime était bien trop lourd pour que je puisse le transporter jusqu’à la voiture.

A Kigali, André me fit aussitôt porter un de ces régimes. J’hésitais longtemps à en cuisiner les bananes. Pouvais-je déguster des fruits qui avaient poussé sur une terre que mes cauchemars me représentaient imprégnée de sang ? Et puis j’ai réfléchi et mon frère m’y a aidée, cette bananeraie si florissante, il fallait la considérer comme un signe : un signe de renaissance. Non, le Rwanda n’oubliait pas ses morts, mais c’est dans leur mémoire qu’il avait puisé et puisait encore sa volonté de renaître. Leur mémoire nous guide au-delà de toute rancœur et de tout ressassement de vengeance. C’est sur leur mémoire qu’est bâtie notre dignité retrouvée.

Je déployai mon peu de science culinaire pour préparer mon plat de bananes. Elles furent consommées au cours d’un repas qui réunit les quelques survivants de ma famille. Je ne parlerai pas de communion.

J’aime à errer dans ce Rwanda nouveau, aller un peu au hasard, de rencontres en rencontres. Oui, j’ai à découvrir mon Rwanda. Du pays de ma jeunesse, je n’ai connu que les ghettos : celui de Gitagata sous la terreur qu’y faisaient régner militaires et milices, celui du lycée Notre-Dame-de-Cîteaux à Kigali, où les religieuses dictaient leur morale hypocrite tout en adhérant au système d’apartheid ethnique qui allait conduire au génocide. Exilée à 17 ans au Burundi, le document délivré par le HCR [Haut commissariat aux réfugiés], s’il m’ouvrait la porte des quelques rares pays qui accueillaient les réfugiés, m’interdisait absolument tout retour au Rwanda.

Lorsque, avec mon mari français, nous allions en vacances en France, l’avion faisait escale à Kigali. C’était pour moi une heure d’effroi qui me paraissait une éternité. Dès que des employés de l’aéroport montaient à bord, j’étais persuadée qu’ils recherchaient les Rwandais de la diaspora, les Inyenzi, les « cafards », qu’ils allaient me reconnaître, se jeter sur moi et m’entraîner de force hors de l’avion, malgré les protestations de mon mari et les pleurs de mes enfants, et que je finirais précipitée à Nyamata dans le gouffre sans fond de Rwabayanga, où, selon ma mère, on jetait les cadavres des Tutsi sur les carcasses des éléphants qui étaient tombés nombreux dans le piège sans jamais le combler. Je ne refaisais surface d’entre les sièges où je m’étais recroquevillée et ne reprenais ma place que lorsque l’avion décollait enfin.

Aujourd’hui, si je n’étais pas retenue par la ceinture de sécurité, je bondirais de joie lorsque le commandant de bord annonce que l’avion a amorcé sa descente vers l’aéroport de Kigali. Je suis certaine de rentrer chez moi. Je suis rwandaise. Je suis fière. Je présenterai au contrôle de police mon passeport, ma carte d’identité rwandaise. Je m’adresserai au policier en kinyarwanda [la langue officielle du Rwanda]. J’ai été si longtemps estampillée apatride par le HCR. Sur mes papiers ne figurent plus les mentions ethniques Hutu/Tutsi/Twa, source de tant de haine, de tant de malheurs ! Pourquoi aura-t-il fallu tant de morts pour les effacer ?

La place éminente des femmes

J’ai raconté dans mon livre Inyenzi ou les Cafards comment, lors de mon premier retour au Rwanda, je m’exclamais sans cesse pour le plus grand étonnement de ceux qui m’entouraient, « Rwanda nziza ! Rwanda nziza ! Qu’il est beau mon Rwanda ! » Oui, ce beau Rwanda, je l’ai vu renaître d’année en année. Je ne reprendrai pas ici le tableau élogieux que font voyageurs et journalistes de retour du Rwanda. Il est parfois sans doute un peu rapidement idyllique.

Pour autant, à Kigali, tous sont frappés par la place éminente qu’y tiennent les femmes, depuis les chantiers de construction jusqu’aux ministères. Dans le parc d’un des nouveaux quartiers chics de la ville, au pied de la sphère du Kigali Convention Centre, ce n’est pas la statue de Kagame [le chef de l’Etat rwandais] qui a été élevée mais bien celle d’une femme qui tient son enfant par la main. Où le mène-t-elle ? Pour les Rwandais, la réponse ne fait aucun doute, elle le conduit à l’école, car tous les Rwandais et les Rwandaises, les jeunes comme les plus âgés, ne rêvent que d’études et de diplômes.

Et puis il y a la vie culturelle et artistique qui se développe à Kigali comme dans toutes les provinces. Ainsi au Maroc, j’ai fait la connaissance de Bruce Niyonkuru, dit « Canda ». Il était invité comme moi par la fondation OCP [fondation marocaine de diffusion du savoir] pour un « Hommage à la culture rwandaise ». Né en 1992 dans la diaspora burundaise, c’est un peintre entièrement autodidacte. Ses toiles, essentiellement des portraits, relèvent, à mon sens, d’un expressionnisme tendant vers l’abstraction. Il a exposé à Mayence, à Londres, à New York. Il fait partie d’un collectif d’artistes, Ivuka (« renaissance »), qui expose en permanence à Kigali.

Inema (« le talent ») Art Center est aussi un haut lieu culturel de la capitale. Il offre un espace d’exposition, d’ateliers et de résidence. Une fois par semaine, il se transforme en cabaret : on y vient écouter du jazz, du hip-hop, du reggae… Innocent Nkurunziza, qui a fondé le centre en 2012 avec son frère Emmanuel Nkuranga, déploie, dans la galerie, une toile aussi grande qu’une fresque qui me fait penser à Klimt. Emmanuel peint aussi sur des étoffes d’écorce de ficus avec lesquelles on confectionnait les vêtements traditionnels.

Le tournage du film adapté de mon roman Notre-Dame du Nil, par Atiq Rahimi [qui n’est pas encore sorti], m’a permis de faire la connaissance d’un jeune styliste talentueux qui a dessiné les costumes : Cédric Mizero. Il vient de Gishoma. Comment lui est parvenue, dans ce village perdu, à la frontière du Congo, cette vocation de compter un jour parmi les grands couturiers, lui qui n’avait jamais feuilleté ni Vogue ni Elle ? Il est vrai que son nom signifie « espérance ». Son style allie références aux traditions artistiques rwandaises, allusions à la vie paysanne et précieuses extravagances. L’une de ses « installations » a obtenu une mention spéciale à l’International Fashion Showcase de Londres en février 2019. Au Rwanda, l’heure est à la création.

Qu’on n’aille pas voir dans l’éclatante renaissance qu’offre aujourd’hui ce pays le résultat d’une fuite pour oublier le passé ou nier l’histoire tragique du pays. Si, comme le soulignent les rescapés, les Rwandais ne veulent être otages de leur passé, il n’est pas non plus question de l’oublier. La commémoration annuelle, Kwibuka (« Souviens-toi »), a pour sens de raviver et d’honorer la mémoire des victimes. Elle n’est pas la mise en scène de la victoire des uns sur la honte des autres. C’est bien sur ce passé, si désespérant qu’il ait été, que tout un peuple s’est employé à rebâtir l’espoir. Ce fut entre autres la tâche des enseignants de trouver les mots avec lesquels les générations nouvelles pouvaient envisager leur avenir débarrassé d’une histoire occultée ou falsifiée.

En ce jour de commémoration du génocide des Tutsi, je redis ces phrases d’Elie Wiesel (La Nuit, Minuit, 2007) qui m’accompagnent depuis vingt-cinq ans : « Si le témoin s’est fait violence et a choisi de témoigner, c’est pour les jeunes d’aujourd’hui, pour les enfants qui naîtront demain : il ne veut pas que son passé devienne leur avenir ».

Scholastique Mukasonga, écrivaine.


Née au Rwanda en 1956, Scholastique Mukasonga a fui son pays au début des années 1970. Ses parents furent victimes, en 1994, du génocide mené par les Hutu contre les Tutsi, ainsi que 37 membres de sa famille. Ses deux premiers romans – Inyenzi ou les cafards (Gallimard, comme tous ses livres, 2006) et La Femme aux pieds nus (2008), émouvant portrait de sa mère, la romancière les définit comme un « tombeau de papier élevé pour les siens ». Avec L’Iguifou (2010), un premier recueil de nouvelles, elle quitte la veine autobiographique pour la fiction, sans pour autant abandonner celle d’une mémoire meurtrie. De même emprunte-t-elle les voies du roman pour évoquer les prémices du génocide dans Notre-Dame du Nil. Couronné du Prix Renaudot en 2012, l’ouvrage trouvera, six ans tard, un prolongement biographique avec Un si beau diplôme !. Dans ce livre hommage à son père, elle retrace son parcours sur la route de l’exil : des camps d’internement du Rwanda au Burundi, où elle se forme au métier d’assistante sociale, jusqu’à la France et au Calvados, où elle réside toujours.

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