Les sanctions contre Moscou ne font que renforcer le système Poutine

Tandis que la Russie vient d’adopter un embargo alimentaire en riposte aux sanctions économiques occidentales (principalement des Etats-Unis et de l’Union européenne), l’entreprise punitive contre la « Russie-de-Poutine » a plus que jamais le vent en poupe. Dans l’opinion et les médias occidentaux, c’est un véritable « Carthago delenda est » (« Il faut détruire Carthage ! »).

Certes, il y a bien « une Russie-de-Poutine ». Celle que, paradoxalement, les sanctions n’ont fait que renforcer. Principalement structurée, dans l’entourage immédiat du président de la Fédération de Russie, par les fameux « siloviki », autrement dit les représentants des « ministères de force » (défense, intérieur, services secrets), elle cultive en héritage des heures les plus noires du stalinisme le complexe obsidional : cette Russie-là se sent menacée dans son intégrité territoriale et dans son identité spirituelle par les menées de puissances hostiles.

Dans la population, cet amas de vieilles phobies et de nouveaux réflexes d’autodéfense (anti-Internet, anti-gays, voire anti-juifs) est relayé par la propagande étonnamment consensuelle des partis majoritaires – du parti du pouvoir Russie unie au Parti néocommuniste russe (KPRF) en passant par le Parti libéral-démocrate de Russie (LDPR) de Vladimir Jirinovski –, mais aussi par une Eglise orthodoxe interventionniste et arc-boutée sur l’affirmation d’une « voie russe » divergente des avancées occidentales.

On l’aura compris : cette Russie-là, battue en brèche lors des grandes manifestations de rue de l’hiver 2011-2012 par les éléments les plus dynamiques du pays (jeunes citadins éduqués et polyglottes, étudiants et professionnels confondus, à Moscou et dans les régions), a fait masse autour de son leader, disposant désormais d’un taux de popularité absolument inédit.

Les sanctions économiques, à la suite des « révolutions de couleur » (sans parler des joutes diplomatiques nées du « printemps arabe »), n’ont fait que fortifier cette Russie rétrograde, communiant à l’appel des slogans les plus démagogiques contre les Occidentaux en général et les Américains en particulier.

Imagine-t-on sérieusement qu’en frappant les intérêts financiers des oligarques proches du président on puisse précipiter une révolution de Kremlin ? Le résultat obtenu est hautement contre-productif. Certains d’entre eux, en effet, avaient durablement constitué de précieux circuits courts entre les partenaires économiques (voire politiques) étrangers et le président russe, au mépris de toute bureaucratie. Ils apportaient à Vladimir Poutine une tout autre vision du monde que les siloviki : moins idéologique, plus en prise sur les flux et les marchés internationaux, modelée par des décennies de rapports personnels avec leurs interlocuteurs et coactionnaires occidentaux. Ces accès privilégiés sont désormais condamnés.

A qui ne profitent pas les sanctions économiques contre la Russie ? A la Russie de demain.

Celle qui, depuis le mandat de Dmitri Medvedev, s’est résolument tournée vers ses partenaires étrangers pour moderniser ses infrastructures, son administration, ses systèmes d’enseignement et de santé. Celle qui a fait de l’amélioration de son climat d’investissement une priorité nationale, non pas seulement sur le papier mais dans les faits, notamment en prenant par les cornes le Minotaure de la corruption, principal fléau et boulet de l’économie nationale. Celle qui, dans la blogosphère et quelques trop rares médias indépendants, n’en finit pas de dénoncer les abus des bureaucrates et d’interroger les tenants et aboutissants de l’« opération Crimée », et son coût pour la population. Celle qui, parmi tant d’autres, incarne et représente la communauté d’affaires franco-russe.

On s’abstiendra de commenter la position des Etats-Unis, qui ont toujours pris le soin d’épargner dans leurs listes d’oligarques sanctionnés ceux qui entretenaient des relations d’affaires privilégiées avec eux : simple coïncidence ?

Mais, pour l’Union européenne en général et la France en particulier, sanctionner les hommes d’affaires, les entreprises et les investissements russes, c’est renvoyer la Russie non seulement à son voisin et partenaire chinois, mais aussi et surtout à ses vieux démons : l’archaïsme, la xénophobie, l’isolationnisme surtout.

L’embargo promulgué par Moscou à l’encontre de toute une série d’imports alimentaires occidentaux (viandes, fruits et légumes, produits laitiers principalement) constitue ainsi un acte qui vaut plus pour sa portée symbolique, extrêmement forte, que pour les dommages forts limités qu’il inflige aux économies des pays dits « agresseurs ». Dans cette optique, les droits du consommateur passent ainsi après les devoirs du citoyen. Et la blogosphère russe d’ironiser sur cette « grève de la faim » que la Russie entame en guise de riposte aux atteintes occidentales, tout en réactivant benoîtement l’imagerie aujourd’hui mythifiée des tickets de rationnement et des interminables files d’attente de la fin de l’époque soviétique.

La crise ukrainienne trouvera son dénouement pacifique non pas au terme d’une croisade punitive lancée outre-Atlantique, mais dans l’arène diplomatique européenne, dans un cadre russo-communautaire apaisé et par là seulement constructif.

Pavel Chinsky, Directeur général de la chambre de commerce et d’industrie franco-russe.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *