Est-il normal, supportable ou raisonnable qu’Al-Qaeda puisse agir en toute impunité sur Internet ? Son jihad virtuel ne connaît ni trêve ni relâche, la Toile résonne en permanence d’exhortations à la vengeance contre «les juifs et les croisés» et à la liquidation des «apostats» et autres «mauvais musulmans». Ces pamphlets ravageurs, ces documentaires bellicistes sont scrutés avec méthode par les services de sécurité, qui s’efforcent d’y décrypter les évolutions de la rhétorique jihadiste et d’anticiper les prochaines menaces. Mais, tandis que se poursuit cette veille studieuse, une idéologie de haine et de mort continue de se répandre.
Internet demeure le dernier espace où Al-Qaeda peut se développer sans entrave. Alors que l’organisation de Ben Laden essuie de sérieux revers dans le monde entier, elle dispose d’une série de sites affiliés pour diffuser ses appels au meurtre et ses consignes opérationnelles. Cette propagande homicide est à prendre au pied de la lettre. Ainsi, le 5 août, Ayman al-Zawahiri, le numéro 2 égyptien d’Al-Qaeda, accusait la France d’être «l’ennemie de l’Islam» depuis l’expédition de Bonaparte en Egypte. Trois jours plus tard, un kamikaze mauritanien visait l’ambassade de France à Nouakchott, dans un attentat heureusement raté. Les dirigeants d’Al-Qaeda considèrent que le «jihad médiatique» constitue la moitié du jihad proprement dit et accordent une importance majeure à leur activité de propagande, dont l’essentiel se déroule sur Internet. Leur structure de production audiovisuelle met en ligne des documents originaux tous les deux ou trois jours, alternant harangues politiques et scènes de guerre. Les récentes élections allemandes ont été accompagnées par une véritable escalade virtuelle et Al-Qaeda a mobilisé ses recrues germanophones pour menacer la RFA de représailles en cas de poursuite de son engagement en Afghanistan. Ce cyberjihad permet à Al-Qaeda d’entretenir l’illusion de son omniprésence planétaire, il nourrit son prestige militant et ses capacités de recrutement. Il permet aussi à Ben Laden de recueillir l’allégeance de groupes locaux, en Algérie ou en Somalie, qui accèdent en retour à la chambre d’écho du jihad global.
Ce flux de messages et d’échanges contribue à structurer un réseau très concret de collaborations jusqu’alors improbables et la diatribe antifrançaise lancée depuis le Pakistan par un agitateur égyptien peut entraîner le sacrifice sanglant d’un extrémiste mauritanien, à quelques milliers de kilomètres de là. Ben Laden et ses proches utilisent Internet pour compenser leur absence de légitimité islamique et pour promouvoir leur propre culte du jihad pour le jihad. Ils réduisent l’extraordinaire richesse du Coran à quelques versets, toujours les mêmes, cités en boucle et hors de leur contexte. La secte virtuelle d’Al-Qaeda trouve dans la Toile son vecteur privilégié d’accès à de nouveaux sympathisants, elle mise sur leur très faible culture religieuse pour imposer ses thèses agressives, elle parie sur leur aliénation sociale, voire leur exil intérieur, pour les encourager à la violence physique. Internet représente aussi un formidable canal de popularisation des techniques terroristes. Neutraliser un tel outil se heurte à des objections nombreuses et connues. Les fournisseurs d’accès et les défenseurs des libertés s’inquiètent de toute restriction qui créerait, selon eux, un dangereux précédent. La difficulté de codifier ces mesures de contrôle dans une norme nationale ou internationale est incontestable. La cible de telles restrictions est pourtant bien circonscrite : les sites directement liés à Al-Qaeda se comptent sur les doigts d’une main et leur mise hors service ne pose pas de problème technique insurmontable. Ils ont ainsi été suspendus, par une intervention aussi discrète qu’efficace, lors du huitième anniversaire des attentats du 11 Septembre. Le message de célébration de Ben Laden a été diffusé avec plusieurs jours de retard et son écho en a été assourdi. L’enjeu est de rendre permanente cette neutralisation jusqu’alors ponctuelle. Le sujet est sensible et la communauté du renseignement est loin d’être unanime, car des dispositifs sophistiqués de surveillance de ces sites ont été mis en place au fil des ans.
De nombreux spécialistes craignent de compromettre une source précieuse d’informations, soulignant qu’un site neutralisé ne le reste jamais longtemps et qu’il renaît rapidement sous une autre forme. Ils craignent, en somme, de lâcher la proie pour l’ombre et mettent en garde contre une entreprise aussi lourde qu’aléatoire.Mais ce raisonnement oublie que le cyberjihad absorbe une part non négligeable des ressources humaines et matérielles d’Al-Qaeda, que l’énergie déployée à protéger ou à reconstituer un site suspendu ne sera pas affectée à d’autres actions subversives, et que toute perturbation à l’encontre des réseaux virtuels fragilise ainsi l’ensemble de la mécanique terroriste. Et puis demeure le risque, certes infime, mais jamais nul, que les incantations assassines de Ben Laden et de ses complices finissent par convaincre un internaute isolé de passer à l’acte terroriste. Il y a urgence à agir, pour mieux prévenir. Les attentats les plus sûrement déjoués sont ceux qui n’ont jamais été conçus.
Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences-Po.