Les souverainismes polonais et hongrois ont bâti leur succès sur la critique du postcommunisme

Ce n’est certes pas ainsi que nous avions imaginé la réunification de la « vieille » et de la « nouvelle » Europe il y a vingt ans. Accusations réciproques de manquer de solidarité européenne, ouverture des procédures européennes contre la Pologne et contre la Hongrie, affrontement frontal lors de la crise migratoire… Première bénéficiaire des fonds de cohésion de l’Union européenne, l’Europe centrale et orientale atteste pourtant de la montée en puissance des partis souverainistes qui viennent renforcer sinon le camp eurosceptique, du moins la défense de « l’Europe des nations » contre « Bruxelles ».

Comment expliquer ce brusque changement de climat politique, et la popularité de leaders comme Jaroslaw Kaczynski en Pologne ou Viktor Orban en Hongrie ? Les politiques qu’ils mènent dans leurs pays respectifs sont à maints égards différentes : en Pologne, nouvelles allocations familiales, suppression des contrats de travail précaires et abaissement de l’âge du départ à la retraite ; en Hongrie, suppression de l’impôt progressif, réduction des prestations sociales et mise en place de travaux publics. Le point commun est ailleurs : tous les deux ont bâti leur succès électoral sur la critique du « postcommunisme », c’est-à-dire celle des élites formées après la chute du Mur et de la manière dont ces dernières avaient mené les transformations économiques et sociales.

Cette nouvelle étape dans l’histoire de l’Europe postcommuniste se nourrit ainsi des erreurs de l’étape précédente. Une fois que les pays d’Europe centrale et orientale ont pu se détacher de la zone d’influence russe, ils ont aussitôt retrouvé leur place et leurs dilemmes d’antan, ceux des « marches » d’une Europe occidentale plus puissante et plus développée, et les mêmes aspirations de rattraper un « retard » bien antérieur à la période communiste.

Or, la voie du rattrapage proposée dans les années 1990 et 2000 fut un libéralisme de périphérie dont le souverainisme actuel est le contre-choc. Un libéralisme insuffisamment soucieux de l’Etat de droit et du bon fonctionnement des marchés, de la lutte contre la corruption ou de l’égalité des chances, en un mot négligeant les institutions et incapable de formuler une stratégie de développement de long terme. Car, de toute façon, le développement viendrait du « centre », avec les investissements étrangers.

Liens de dépendance

Les salaires polonais ont bel et bien rattrapé, voire dépassé, les niveaux de l’Europe occidentale – mais seulement pour les cadres dirigeants des grandes entreprises internationales. Pour tous les autres, les écarts restent vastes et ne se resserrent que très lentement. Plus on descend sur l’échelle des revenus, plus ces écarts s’accroissent – de quoi fonder une critique sociale que les élites fraîchement constituées ont délaissée.

L’émigration massive vers l’Europe de l’Ouest est un autre signe rappelant le besoin de monter en gamme, de renouveler un modèle de développement fondé sur l’intégration dans l’espace économique européen. Celle-ci fut organisée dans le cadre d’une division du travail qui a confié à la région les tâches inférieures, emplois qualifiés et centres de recherche et développement demeurant dans la « vieille » Europe. Ce n’est donc pas un hasard si les gouvernements successifs ont misé sur les bas salaires, sur les privatisations et sur la concurrence fiscale. L’influx des investissements a créé des millions d’emplois et modernisé le tissu productif, mais il a en même temps tissé des liens de dépendance économique qui sont devenus des facteurs de blocage pour la suite.

Sur tous ces plans, les dirigeants politiques chargés de la première phase de la transition ont failli avant d’être battus aux urnes. Et comme l’Europe postcommuniste n’a jamais vu émerger des partis de gauche autres que les anciens partis communistes, reconvertis en « sociaux-démocrates », mais dépourvus de toute colonne vertébrale idéologique, la critique sociale et les politiques économiques « non orthodoxes » ont émergé ailleurs, se mêlant au renouveau national, aux valeurs chrétiennes et à bien d’autres thèmes du conservatisme social qui continue d’imprégner cette région de l’Europe.

La consolidation du pouvoir et le changement des élites sont bien plus avancés en Hongrie, où, dès 2010, le mode de scrutin majoritaire a donné à Viktor Orban une majorité qualifiée et la possibilité de changer la Constitution. Les contre-pouvoirs y sont faibles, l’opposition divisée, et les coutumes démocratiques encore plus dégradées qu’à l’époque du socialiste Ferenc Gyurcsany [premier ministre de 2004 à 2009], connu pour son fameux : « Nous mentions aux électeurs matin et soir. »

Continuité de mauvaises pratiques

En Pologne, le mode de scrutin proportionnel fait que l’opposition garde toutes ses chances de revenir au pouvoir plus rapidement, à condition de proposer un programme alternatif à celui du parti Droit et justice, et qui tienne compte des aspirations sociales de la population. Jusqu’ici, elle a tout misé sur l’argument de la démocratie menacée, en s’appuyant sur les médias étrangers, mais de façon tellement excessive que le résultat est contraire à l’effet recherché. Car les électeurs polonais savent ce que les observateurs extérieurs semblent ignorer, à savoir que la pratique démocratique réelle a été défaillante chez tous les prédécesseurs de Droit et justice, et que le principe selon lequel « le gagnant prend tout » poursuit les démocraties postcommunistes dès leur naissance, chaque nouveau gouvernement passant une loi sur les médias pour mieux les contrôler.

Pendant les huit années de règne de la Plate-forme civique de Donald Tusk (2007-2015), le pluralisme avait ainsi disparu entièrement des médias, à coups de licenciement de journalistes. La même continuité de mauvaises pratiques peut être observée dans la gestion des entreprises publiques et de la haute administration. Sur le terrain de la justice, le conflit autour du Tribunal constitutionnel avait commencé dès l’été 2015 ; ayant déjà perdu les présidentielles et voyant la défaite arriver aux législatives, la Plate-forme civique avait décidé d’élire rapidement cinq nouveaux juges, y compris pour des places qui ne deviendraient vacantes qu’après les élections. Ce fut le début d’un conflit qui dure jusqu’à aujourd’hui et qui détruit l’institution judiciaire polonaise.

Il y a donc bien des raisons pour lesquelles les critiques des violations de l’Etat de droit semblent inefficaces. La limite des nouveaux souverainistes est ailleurs, dans les aspirations sociales des électeurs, car sans concours de ses partenaires européens, la Pologne, et encore moins la Hongrie, ne saura trouver la voie du « rattrapage » dont ses responsables politiques parlent autant. Les déséquilibres entre le « centre » et les multiples « périphéries » de l’Europe sont bien réels et menacent le projet européen, mais la réponse ne pourra être que commune, européenne, sous forme d’une politique d’investissement d’ampleur comparable au New Deal, axée sur la transition énergétique et écologique, et intégrant le continent par les infrastructures – en espérant que les cultures politiques suivront.

Wojtek Kalinowski, sociologue et journaliste, est codirecteur de l’Institut Veblen.

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