Les statues, le passé et nous

Le monument de Maisonneuve à la place d’Armes. Photo: iStock
Le monument de Maisonneuve à la place d’Armes. Photo: iStock

Les statues de bronze souhaitent rendre éternel tel personnage célèbre en son temps ou perpétuer le souvenir de tel ou tel événement. Elles ont pour ambition de marquer l’espace et surtout de défier le temps… que rien ne défie vraiment. De ce point de vue, toute statue, tout monument, sans exception, a pour inévitable destinée de devenir, à plus ou moins brève échéance, anachronique. C’est inévitable, puisque les uns comme les autres témoignent de valeurs du passé, et donc de valeurs révolues ou en voie de l’être.

Le monument de Maisonneuve à la place d’Armes comme celui de Dollard des Ormeaux au parc La Fontaine témoignent effectivement, comme le stipule M. Serge Joyal, des idéaux qui animaient la société canadienne-française à la fin du XIXe siècle, « sa certitude de la supériorité de sa foi et de son bon droit » à occuper « un territoire » et à y « imposer les valeurs d’une civilisation perçue comme supérieure ». Selon les conceptions de ces années-là, les Iroquois (ennemis de la Nouvelle-France) — et non pas les Autochtones en général, qui apparaissent figurés de façon bien différente sur des tableaux ou gravures de la même époque — sont représentés comme des guerriers sauvages, sanguinaires, barbares, qui méritent d’être tués. Cela fait partie du mythe historiographique qui s’est construit dans le courant des derniers siècles, mythe qui n’était pas entièrement faux, puisqu’effectivement la confédération des Cinq-Nations a bien failli menacer jusqu’à l’existence de Ville-Marie, voire celle de la colonie tout entière.

Les Iroquois qui apparaissent sur ces monuments n’y figurent donc pas en tant qu’occupants préalables du territoire qu’il s’agit de vaincre pour s’emparer de leurs terres, mais en tant qu’ennemis repoussés par des défenseurs héroïques de Montréal et de la Nouvelle-France lors d’épisodes guerriers. On rappellera d’ailleurs que, lors de ces guerres qui les opposent à la Confédération iroquoise, les Français ont pour alliés d’autres Amérindiens (Hurons et Algonquins notamment) qui défendent eux aussi leurs territoires contre l’expansionnisme de leurs voisins iroquois.

Histoire véritable

Cette simple remarque permet d’indiquer qu’une analyse de la situation de la Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles sous le seul angle « décolonial » qui oppose les Blancs et les Autochtones n’est pas en mesure de rendre compte de la réalité historique de l’époque et revient à nier le fait que les ancêtres des membres actuels des Premières Nations étaient des acteurs à part entière de l’histoire, qui savaient fort bien qui étaient leurs ennemis et qui avaient la capacité d’établir des alliances.

Il serait bien que l’on enseigne cette histoire véritable des peuples autochtones, plutôt que la resucée du mythe du bon sauvage qui en tient trop souvent lieu dans nos écoles. Entre autres, cela permettrait de s’apercevoir que cette volonté actuelle d’opposer de façon simpliste colonisateurs européens et Premiers Peuples relève tout autant de la mythologie que l’idéologie canadienne-française de la fin du XIXe siècle, qui voyait dans cette résistance victorieuse des premiers colons aux attaques iroquoises l’œuvre de la Providence.

Ces valeurs religieuses et guerrières et cette représentation des Iroquois ne sont plus les nôtres aujourd’hui. Mais doit-on pour autant déboulonner de tels monuments et faire ainsi table rase d’un passé qui a existé et qui, de ce fait, a la même dignité ontologique que notre présent qui, demain, relèvera lui aussi du passé ?

À ce compte, il faudrait aussi démanteler nos monuments aux morts, car leur allure martiale n’est plus vraiment au diapason des valeurs pacifistes qui dominent aujourd’hui. Peut-être devrait-on également mettre à bas la statue de Norman Bethune, ce médecin humaniste et libertaire qui servit dans les services médicaux de l’armée communiste de Mao Zedong durant la guerre sino-japonaise (où il perdit la vie en 1939), puisque Mao instaura ensuite un régime totalitaire qui est responsable de millions de morts.

Bref, ne serait-il pas préférable de ne pas tenir rigueur aux grands hommes comme aux opinions publiques du passé d’avoir été de leur temps et d’avoir parfois commis des erreurs, du moins au regard d’une postérité qui, contrairement à eux, a le privilège totalement immérité de connaître mieux qu’eux le futur et donc certaines conséquences de leurs actions ? Ne nous y trompons d’ailleurs pas : les monuments érigés aujourd’hui seront eux aussi dépassés dans vingt ans et les valeurs qu’ils mettent en avant paraîtront tout comme eux mièvres ou réactionnaires à nos descendants. Ainsi vont les choses humaines. Seuls les contemporains croient fermement à l’éternité des valeurs de leur temps.

Quant aux Autochtones, plutôt que de détruire ou de déplacer des monuments pour soi-disant ne pas les offenser, il serait certainement plus judicieux (mais aussi plus coûteux, tant financièrement que politiquement) de tout faire pour améliorer leur situation présente. Dans cette perspective, convenons que démanteler ces statues ou faire semblant de reconnaître que nous nous trouvons sur des « territoires non cédés », que nul n’a évidemment l’intention de leur rétrocéder, relève d’une bonne conscience parfaitement hypocrite.

Patrick Moreau, est professeur de littérature à Montréal, rédacteur en chef de la revue «Argument» et essayiste. Il a notamment publié «Ces mots qui pensent à notre place» (Liber, 2017) et «La prose d’Alain Grandbois, ou lire et relire Les Voyages de Marco Polo» (Nota bene, 2019).

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *