Les Syriens sont capables de gérer l'après-Al-Assad

Depuis 1991, année de la conversion du régime baasiste syrien à « l'économie socialiste de marché », les violences politiques, sociales et économiques, présentes dans les décennies précédentes, n'ont cessé d'augmenter, du fait du régime mais aussi d'une pseudo-libéralisation économique, qui entérina surtout la mainmise d'une minorité sur les richesses nationales : accroissement des inégalités, de la pauvreté, de la corruption et de l'arbitraire, marginalisation des campagnes (longtemps soutiens du régime), inégalités entre centres-villes et périphéries.

La Syrie était un pays-prison quadrillé par les services de renseignement et plongé dans une profonde dépression morale, que l'on pouvait ressentir en s'éloignant des sites touristiques et des centres-villes modernes. Une majorité de la population, des marges rurales aux confins des villes, vivait ainsi un quotidien de petites économies, d'une survie « au jour la journée », d'humiliations, de peurs aussi, de frustrations et de repli familial.

Les Syriens supportaient cette situation en se construisant, dans le cadre familial, amical, communautaire, des bulles de protection et des instants de bonheur domestique. Il était alors inimaginable qu'un seul d'entre eux puisse un jour descendre dans la rue et manifester son désir de changement, de dignité et de liberté. Et pourtant, ils ont été des milliers à le faire en mars 2011 et encore plus dans les mois suivants, manifestant pacifiquement, malgré les arrestations, les tortures, les premiers tirs et les premiers morts. Ce mouvement de révolte tenait du miracle, un miracle fragile qu'il eût fallu accueillir, protéger et soutenir, ce que ni l'Europe ni les Etats-Unis n'ont réellement fait.

Lorsque les armes ont finalement parlé des deux côtés, il était encore possible d'aider ce mouvement d'autodéfense d'une société contre la barbarie. Trop peu a été fait, pas même le minimum qui aurait consisté à faire des massacres de populations civiles la première des lignes rouges à ne pas franchir.

Les défenseurs du régime, complices objectifs ou idiots utiles, ont beau crier au complot, ignorer les fondements locaux de la révolte et faire du drame syrien le noeud de fixation de leurs fantasmes conspirationnistes, ce sont bien les tanks, les avions de chasse MiG-21 et les missiles balistiques du régime qui écrasent, pulvérisent et anéantissent des régions, des villes, des quartiers entiers et non pas les insurgés, aussi extrémistes et sanguinaires que certains d'entre eux aient pu le devenir. C'est ce même régime qui affame depuis des mois le camp palestinien de Yarmouk, au sud de Damas, et la ville d'Al-Mu'adamiyeh, dans la Ghouta est, d'où nous proviennent des images d'enfants d'une maigreur abominable.

La communauté internationale a une responsabilité écrasante dans ce qui constitue l'un des drames humains majeurs de notre époque et un cas inique de non-assistance à un peuple en danger de mort. L'indifférence, la frilosité, l'incapacité de beaucoup à penser la crise syrienne autrement qu'à partir de catégories simplistes leur font peu à peu considérer le régime syrien, ce clan de tueurs, comme pouvant constituer une alternative acceptable pour un pays à genoux par sa faute.

CÉDÉ À LA FACILITÉ D'ASSOCIER ISLAMISME ET TERRORISME

L'opinion publique occidentale s'inquiète du destin incertain de la minorité chrétienne, mais feint d'ignorer ou banalise les massacres commis sur des populations avec lesquelles elle n'entretient pas un sentiment de ressemblance assez fort. Elle a enfin cédé à la facilité d'associer islamisme et terrorisme. Personne pourtant pour rappeler ce que l'islamisme guerrier doit au régime syrien, en Irak et au Liban.

Et l'on s'apprête, au prétexte que le régime accepte de détruire certaines de ses armes les plus dangereuses (dangereuses surtout pour Israël), à le réhabiliter dans sa position d'interlocuteur fréquentable, lui laissant tout loisir de poursuivre l'anéantissement d'une partie de sa population avec des armes plus conventionnelles.

Le prix Nobel de la paix décerné à l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) est venu entériner de façon cynique cette réhabilitation, donnant l'impression que seules les armes chimiques constituent, dans le cas syrien, un obstacle à la paix. Derrière cette réhabilitation se dessine une hypothèse tout aussi scandaleuse : le peuple syrien serait incapable de vivre en dehors de l'ordre des Al-Assad, dont la chute entraînerait le chaos et la violence. Comme si la violence n'était pas déjà présente avant 2011 !

Il est pourtant nécessaire de faire confiance à la société syrienne pour gérer l'après-Assad. Religieusement et socialement conservatrice, cette société n'en est pas moins tolérante, ayant depuis longtemps produit des dispositifs qui permettaient à la majorité arabe sunnite et aux minorités ethniques et confessionnelles de vivre ensemble.

La protection des minorités dont se prévaut le régime consiste surtout en leur vassalisation, les minorités n'ayant pas d'autre choix que de faire allégeance aux Al-Assad. La « paix entre communautés » devait en réalité davantage aux capacités de conciliation de la société syrienne elle-même, consciente des risques que faisait courir le régime dans ses tentatives d'instrumentalisation communautariste en Syrie, mais aussi au Liban et en Irak.

Ceux qui connaissent la Syrie savent que cette alchimie complexe, faite du quotidien et du temps long des relations de voisinage, de visites réalisées lors des fêtes de chaque religion, d'échanges de paroles et de cadeaux, que cette culture sociale du compromis, si on peut la préserver – mais pour combien de temps encore ? –, est le meilleur garant contre l'éclatement du pays et les dérives sectaires.

Mais encore faut-il faire confiance au peuple syrien et l'aider à se débarrasser du régime, il ferait alors son affaire des tenants les plus extrêmes de l'insurrection armée et, en premier lieu, de ces internationalistes de la guerre djihadiste qui n'ont de toute façon pas vocation à rester en Syrie, et dont le combat se situe ailleurs.

Les Syriens ne sont pas plus incapables que les Européens d'après-guerre de construire une société civile de paix, plurielle et démocratique.

Par Thierry Boissière, Anthropologue, chercheur au Groupe de recherches et d'études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient, ancien responsable de l'antenne de l'Institut français du Proche-Orient (IFPO) à Alep.

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