Les Tatars ne sont pas les seuls à s’opposer au rattachement à la Russie

Le 30 mars doit avoir lieu, en Crimée, un référendum sur le statut de la péninsule. Les résultats de celui-ci pourraient-ils entraîner une remise en cause de l’appartenance de la Crimée à l’Ukraine et son éventuel rattachement à la Russie ? Sans nier la persistance d’aspirations sécessionnistes chez une partie de la population régionale, cette perspective ne semble pas faire l’unanimité parmi l’ensemble des habitants de la péninsule.

En effet, que les habitants de la Crimée soient majoritairement d’origine russe, russophones, attachés à un monde russe, enclins à voter pour des candidats ou des partis qui prônent le maintien de liens étroits entre l’Ukraine et la Russie ne signifie pas nécessairement que la majorité de la population aspire encore au rattachement.

Fortes au début des années 90, dans le contexte de l’effondrement de l’Union soviétique et au lendemain de l’indépendance de l’Ukraine, les aspirations sécessionnistes régionales se sont peu à peu dissipées depuis. Les résultats d’enquêtes d’opinion régulièrement menées dans la région depuis le début des années 2000 en témoignent. Selon la plus récente d’entre elles, réalisée en mai 2013, seulement 23% de la population de la Crimée se montrait, à ce moment-là, favorable à l’idée d’une sécession et d’un rattachement à la Russie. Si l’actuelle crise que traverse l’Ukraine a probablement réveillé les sentiments sécessionnistes de certains habitants, d’autres y sont, en revanche, farouchement opposés. C’est notamment le cas des membres de la minorité tatare de la Crimée.

Peuple turcophone et de confession musulmane, les Tatars de la Crimée ont été déportés de la région principalement vers l’Asie centrale, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sur ordre de Staline et, officiellement, pour cause de collaboration collective avec l’occupant nazi.

Après des décennies d’exil forcé et de lutte pour obtenir leur réhabilitation et le droit au retour sur la terre de leurs ancêtres, ils ont commencé à regagner la péninsule à partir de la fin des années 80. Selon le dernier recensement ukrainien de 2001, les Tatars de la Crimée sont environ 243 000 à résider là, ce qui représente 12,1% de la population totale (environ 2 millions d’habitants). Leur réinstallation en Crimée a été particulièrement complexe. Les Tatars ont dû faire face à l’hostilité des autorités et de la population régionales qui voyaient d’un mauvais œil le retour de ceux que la propagande soviétique avait qualifié pendant plusieurs décennies de «collaborateurs», «traîtres» ou encore «criminels». Bien que les autorités ukrainiennes et plusieurs organisations internationales leur aient apporté un soutien, notamment financier, afin de faciliter leur réintégration, les Tatars de la Crimée ont rencontré de nombreux obstacles en matière d’emploi, de logement, d’accès à la terre, aux soins, à l’éducation, etc. Certains de ces problèmes persistent encore aujourd’hui : un rapport de 2012 du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) indique que le taux de chômage chez les Tatars de la Crimée avoisinerait encore les 60%.

Malgré ces difficultés tenaces et des rapports parfois tendus avec des autorités ukrainiennes peu promptes à les résoudre, les membres de la minorité tatare se sont constamment opposés aux ambitions sécessionnistes de la péninsule. Depuis le début des années 90, leurs deux principaux leaders, Moustafa Djemilëv et Refat Tchoubarov, ont toujours été des ardents défenseurs d’un Etat ukrainien indépendant et démocratique. Aux côtés de Viktor Iouchtchenko et de Ioulia Timochenko lors de la «révolution orange» de 2004, ils soutiennent aujourd’hui activement le nouveau gouvernement de Kiev.

Le 26 février, les Tatars de la Crimée étaient plusieurs milliers à s’être rassemblés devant le Parlement régional pour exprimer leur soutien aux manifestants de Maidan et aux nouvelles autorités ukrainiennes. Si actuellement le Mejlis, l’organe représentatif de la communauté tatare, appelle au calme et à la retenue afin d’éviter tout dérapage dans la violence, les tensions interethniques pourraient s’accentuer dans les jours qui viennent en fonction de l’évolution de la situation régionale et nationale, et dans la perspective de la tenue du référendum le 30 mars.

Par Emmanuelle Armandon, politologue, spécialiste de l’Ukraine et de la Crimée, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Auteure de : «la Crimée entre Russie et Ukraine. Un conflit qui n’a pas eu lieu», Bruxelles, De Boeck-Bruylant, 2013, 384 pages.

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