Les vies noires comptent aussi

Les morts à répétition de jeunes Noirs abattus par la police, alors qu’ils n’étaient aucunement menaçants, ont suscité depuis trois ans une réaction d’une vigueur qui a surpris une bonne partie du monde politique et des observateurs de la société américaine contemporaine. Pourtant, le mouvement Black Lives Matter s’inscrit dans une longue histoire, celle des protestations organisées contre les violences policières, qui sont au cœur du militantisme noir américain depuis un siècle. Au début des années 1920, la Naacp (National Association for the Advancement of Colored People, la principale organisation de défense des droits des Noirs) dénonçait la collusion entre certains services de police et de justice et des organisations suprémacistes blanches comme le Ku Klux Klan (KKK), alors tout puissant dans le Sud profond. Des chefs du KKK portaient une étoile de shérif le jour et une cagoule blanche la nuit. Dans les grandes villes du Nord, ce sont les policiers, presque tous blancs jusqu’aux années 1960, qui étaient accusés de violences, comme à Chicago en 1919, lorsqu’ils participaient aux ratonnades dans le quartier noir.

Pendant le mouvement pour les droits civiques, Martin Luther King n’hésitait pas à dénoncer les policiers violents et racistes. Dans son plus célèbre discours, « I have a dream », il dénonçait : « Nous ne pouvons être satisfaits tant que le Noir est la victime des horreurs indicibles des brutalités policières. » Mais il avertissait : « Le merveilleux militantisme nouveau qui a saisi la communauté noire ne doit pas nous mener à nous méfier de tous les Blancs, car beaucoup de nos frères blancs, comme leur présence le montre ici, ont compris que leur destin est lié au nôtre. » Après les émeutes de 1967, presque toujours causées par une altercation entre jeunes Noirs et la police, une commission fédérale recommanda, entre autres, l’embauche de policiers afro-américains pour changer la culture raciste de la police américaine. L’idée était bonne, mais insuffisante. A Baltimore, trois des six policiers mis en cause pour la mort de Freddy Gray en avril 2015 sont noirs.

En 1966, la fondation du Black Panther Party for Self-Defense fut motivée par les agissements de la police, qu’il fallait affronter physiquement au moyen de patrouilles de militants armés dans les quartiers noirs. Les incidents violents entre policiers et Black Panthers se multiplièrent. Huey Newton, l’un des fondateurs des Black Panthers, fut accusé du meurtre d’un policier blanc, John Frey, en octobre 1967. De nombreux militants des Black Panthers, comme Fred Hampton à Chicago, furent abattus par les forces de l’ordre. Même si le parti des Black Panthers n’attira qu’une fraction réduite du monde noir, ses militants étaient souvent bien vus dans les ghettos, exaspérés par l’arrogance d’une police brutale et parfois corrompue.

A ces violences politiques, il faut ajouter les relations ordinaires entre Noirs et policiers. Le ministère de la Justice a révélé que, bien avant la mort de Michael Brown, la police de Ferguson harcelait la population noire par des contraventions répétées, que 93 % des arrestations, 90 % des procès-verbaux et 85 % des véhicules contrôlés concernaient des Afro-Américains dans une ville qui en compte 67 %. Ceux-ci sont pris dans un cercle infernal d’arrestations pour des peccadilles, d’amendes non payées et majorées à l’absurde pour renflouer les caisses de la municipalité, de permis de conduire annulés, menant parfois à des licenciements et des expulsions. Comment une population soumise à un tel traitement ne se révolterait-elle pas, quand, pour faire bonne mesure, un policier exécute froidement un jeune homme dont le seul tort est d’être noir ? Pourquoi une vie noire serait-elle moins précieuse ? Des enquêtes du journal britannique The Guardian ont révélé que la police de Chicago a fait fonctionner entre 2004 et 2015 un centre de détention secret où des milliers de personnes — 82 % noires et 12 % hispaniques — ont été emprisonnées et soumises à des tabassages, des viols et même tuées pour quelques-unes d’entre elles. Disons-le simplement : les départements de police de Ferguson, de Chicago et tant d’autres avec eux sont infectés en profondeur par un racisme structurel qui pourrit la vie des Américains noirs depuis des décennies. Des efforts sérieux ont été consentis ici et là, y compris à Dallas, mais on est encore très loin du compte.

Face à cette situation inadmissible dans une grande démocratie, le gouvernement fédéral est démuni : certes, le ministère de la justice peut engager des poursuites pour violation des droits civiques, mais les cours de justice donnent toute latitude aux policiers pour décider d’user de leurs armes s’ils estiment que leur vie est en danger. Dès lors, comme dans les années 1950, seule une voix collective populaire et puissante est susceptible de faire évoluer les choses. Black Lives Matter annonce peut-être l’émergence d’un nouveau mouvement pour les droits civiques, plus divers, moins religieux et patriarcal que son glorieux devancier. Comme il y a soixante ans, Black Lives Matter doit se battre contre le racisme structurel de la police et de la justice, et contre les assassins, comme le tireur de Dallas, qui font le jeu de l’extrême droite américaine. Rudy Giuliani, l’ancien maire de New York qui jadis fermait les yeux sur les meurtres racistes commis dans sa ville, vient de s’engouffrer dans la brèche avec malhonnêteté et cynisme, en affirmant que Black Lives Matter menait « une guerre contre la police ». Black Lives Matter n’est pas à l’abri des amalgames et des provocations de ce genre, mais ce mouvement encore naissant incarne le bien commun.

En 2015, Barack Obama, entouré d’une foule de 40 000 personnes, commémora la marche de Selma (1965) par un discours vigoureux : « Nous savons que la marche n’est pas terminée », s’est-il exclamé. Tout en rappelant les progrès accomplis — sans lesquels lui-même ne serait pas président — il reconnaissait l’évidence : les violences policières, les disparités économiques, les écarts dans l’éducation, la santé, la justice démontrent qu’être blanc ou noir aux Etats-Unis, ce n’est vraiment pas la même chose. Reste à avancer. Black Lives Matter prend Obama au mot en représentant une nouvelle étape dans la marche séculaire des Noirs américains pour l’égalité des droits et la dignité.

Pap Ndiaye, professeur d’histoire à Sciences Po.

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