L’Espagne, ce pays où l’extrême droite n’existe pas

Crise économique, crise des institutions, chômage exponentiel, scandales de corruption, afflux massif de migrants : tous les ingrédients qui ont favorisé la montée des populismes d’extrême droite en Europe auraient pu plonger l’Espagne dans les mêmes affres que ses voisins. Pourtant, le pays a échappé au phénomène.

Santiago Abascal en sait quelque chose : dans son petit bureau du centre de Madrid, le président de Vox, un parti qui veut défendre la « civilisation occidentale contre la menace fondamentaliste », regarde « avec envie » les résultats de Marine Le Pen. Santiago Abascal affirme n’avoir qu’un seul objectif : « survivre » jusqu’aux élections européennes de 2019. C’est dire si les espoirs de victoire de ce parti, créé en 2013 par des dissidents du Parti populaire (PP), sont minces.

Vox a beau être le plus grand des groupuscules d’extrême droite espagnols, il n’a recueilli que 0,2 % des voix lors des élections législatives de juin 2016 et il n’a pas de représentation parlementaire. Copié sur celui de Donald Trump, son slogan, « Hacer España grande otra vez » (« Rendre à l’Espagne sa grandeur »), n’a pas su convaincre. Santiago Abascal reconnaît que son parti ne parvient pas à exploiter le « sentiment d’aliénation » qui règne en Espagne : les victimes de la crise qui pourraient devenir d’éventuels électeurs « ne nous voient pas », résume-t-il.

« La dictature est encore récente »

Pourquoi la récession, le rejet des partis traditionnels et l’afflux de migrants n’ont-ils pas provoqué, de l’autre côté des Pyrénées, les mêmes réponses qu’en France ? L’explication qui vient spontanément à l’esprit des intellectuels est l’histoire : le franquisme, qui revendiquait une Espagne « unie, grande et libre », n’a pas encore disparu des mémoires.

« La dictature est encore récente, et la moitié de la population espagnole a vécu sous le régime de Franco, analyse Carmen Gonzalez Enriquez, chercheuse au Real Instituto Elcano, le principal think tank espagnol, qui vient de publier un rapport sur l’« exception espagnole ». « Ces quatre décennies [1939-1975] ont, d’une certaine façon, vacciné le pays contre le virus du nationalisme extrême et de la xénophobie. Dès le début de la démocratie, à la fin des années 1970, les nouveaux partis, de droite comme de gauche, ont rejeté les symboles que sont le drapeau et l’hymne. Depuis, c’est resté. »

L’ancienne dictature n’a laissé qu’un tout petit nombre de nostalgiques : les autres se sont fondus dans la droite traditionnelle. Le Parti populaire du premier ministre, Mariano Rajoy, créé à son origine par d’anciens cadres franquistes (il s’appelait alors Alianza ­Popular), a joué un rôle d’amortisseur en absorbant un éventail assez large de sensibilités, des ultraréactionnaires aux moyennement centristes. « Le PP a tenu l’extrême droite sous contrôle, souligne l’historien Xavier Casals, spécialiste des mouvements extrémistes. L’aile la plus dure n’est pas mise en avant, mais elle est tolérée. Elle est cependant assez réfractaire à [l’adoption d’une] posture xénophobe : cette attitude est contraire à la culture politique de droite de l’Espagne, qui est marquée par le catholicisme. »

Cette phobie du nationalisme est d’autant plus forte que l’Espagne est tiraillée par des cultures régionales très marquées : Madrid doit constamment négocier avec les identités basques, catalanes, mais aussi andalouses ou galiciennes. En Espagne, l’absence de récit national rend le rejet de l’autre plus compliqué que dans d’autres pays. « Sans identité commune, difficile de justifier une exclusion basée sur la différence », remarque la chercheuse Carmen Gonzalez Enriquez.

Le débat sur l’immigration ne figure d’ailleurs pas parmi les premières préoccupations des Espagnols : d’après le Centre d’enquêtes sociologiques (CIS), c’est le chômage qui l’emporte (il dépasse légèrement les 18 %), suivi de près par la corruption. L’immigration est reléguée aux dernières places.

En Espagne, la plupart des migrants sont arrivés entre 2000 et 2009, à la faveur du boom immobilier qui a créé beaucoup d’emplois. Dans ces années-là, le pays accueille la moitié des migrants qui arrivent en Europe. Aujourd’hui, les étrangers sont au nombre de 4,5 millions (un peu moins de 10 % de la population) et il s’agit en majorité de Roumains, de Marocains et de Latino-Américains. La société a plutôt bien absorbé l’arrivée de ces nouveaux venus. Selon un rapport du think tank américain Migration ­Policy Institute de 2013, la politique de l’Etat espagnol a été « généralement ouverte, attachée à l’intégration, et plus soucieuse de développer les voies de l’immigration légale que d’en limiter les flux ».

Solutions pratiques

En dépit de cette gestion apaisée, des incidents se sont produits. Le plus grave a eu lieu en février 2000, en Andalousie, lorsque les habitants s’en sont pris violemment à des travailleurs agricoles marocains. Mais l’affrontement a été considéré comme un débordement isolé.

« Les immigrants sont très dispersés sur le territoire, et les questions se résolvent au niveau local », explique Ignacio Cembrero, auteur de La España de Ala (« L’Espagne d’Allah », La Esfera de los Libros, 2016, non traduit), un ouvrage sur l’immigration musulmane. En Espagne, l’immigration est totalement absente du débat politique. « Il existe un consensus entre les principales forces politiques pour ne pas aborder le sujet et éviter d’éveiller des sentiments anti-immigrants, explique Carmen Gonzalez Enriquez. Ce n’est pas de l’autocensure, mais tous les partis ont préféré rester très politiquement corrects. »

Jorge Galindo, politologue du think tank Politikon, confirme qu’en Espagne les immigrés ne sont pas devenus les boucs émissaires de la crise. « Un discours xénophobe passerait très mal, alors pourquoi les partis prendraient-ils ce risque ? », demande-t-il. « L’Espagne ne se pose pas trop de questions sur son modèle de société, renchérit Ignacio Cembrero. Cette absence de débat sur l’immigration a permis d’improviser des solutions pratiques aux problèmes que posaient les étrangers, sans alimenter la discussion au niveau national. »

Pour exprimer leur ras-le-bol au sujet de la crise, les Espagnols ne se sont pas tournés vers les partis d’extrême droite : ils ont préféré porter les deux nouveaux venus de la scène politique, la formation anti-austérité Podemos et, dans une moindre mesure, les centristes de Ciudadanos. « Comme partout en Europe, la crise économique a eu des conséquences sur le système politique, mais, en Espagne, la colère ne s’est pas exprimée de la même manière qu’ailleurs, explique Jorge Galindo. Pablo Iglesias, le leader de Podemos, a souvent dit qu’il avait évité la montée de l’extrême droite. C’est vrai dans la mesure où il a su répondre au mécontentement et à l’envie de changer le système. »

L’Espagne serait-elle vaccinée à vie contre le populisme et la xénophobie ? Carmen Gonzalez Enriquez est assez optimiste. « Il est toujours risqué de faire des pronostics, mais, à l’horizon de dix ou quinze ans, je ne crois pas que l’on puisse craindre une montée de l’extrême droite. »

Isabelle Piquer, journaliste au Monde.

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