L’Espagne en manque d’histoire

Une « Espagne vide »

« Je développe dans mon essai le concept d’“Espagne vide”, qui est important pour comprendre ce dont on parle et pour situer le débat : les nationalismes catalan et basque ont présenté leurs régions comme victimes de l’Etat, qui les aurait abandonnées, n’aurait pas assez investi, les mépriserait. Et on a l’impression que ce mépris vient de la Castille, de ces régions de l’intérieur qui soutiennent l’identité de l’Espagne. En réalité, les régions de l’intérieur ont été maltraitées, se sont vidées, n’ont pas pu se développer économiquement. Elles sont dévastées : d’où cette idée du “vide” central. Au fond, ces régions qui n’ont reçu ni investissements ni attention de la part de l’Etat pourraient reprendre, avec plus de légitimité, le discours des nationalismes catalan et basque. Elles éprouvent envers l’Etat espagnol autant, voire plus, de ressentiment que les élites catalanes ou basques. Mais on n’en parle jamais, car on pense qu’elles participent de cet Etat répresseur.

En réalité, dans notre système semi-fédéral, chaque communauté autonome a les mêmes griefs envers l’Etat, personne n’y échappe. Ce que disent les Catalans, on peut l’entendre aussi en Cantabrie, en Castille, en Estrémadure. C’est pourquoi il me semble important d’évoquer cette question de l’“Espagne vide”, car elle place la discussion politique à un autre niveau. Elle remet en perspective ce discours victimaire des élites catalanes, qui remonte au XIXe siècle. D’autant plus que, tout en tenant ce discours, les élites catalanes ont participé à ce que l’Etat espagnol a pu faire de pire ; elles ont notamment profité du franquisme. Il y a beaucoup d’opportunisme politique dans leurs revendications. Elles s’appuient certes sur un sentiment national bien réel, mais elles l’utilisent à leur convenance. Selon leurs intérêts, elles s’entendent avec Madrid ou créent des conflits.

Néanmoins, nous sommes parvenus à un point de non-retour. Le dialogue est devenu impossible, nous n’avions jamais assisté à une telle fuite en avant. Certes, en 1934, une République catalane a été proclamée, mais elle n’a pas duré. L’Espagne et la Catalogne avaient toujours réussi à se mettre d’accord. Aujourd’hui, nous sommes tous sidérés. Personne ne sait ce qui va se passer. Deux administrations différentes adressent aux citoyens des demandes contradictoires : la Catalogne a créé une agence fiscale qui réclame des impôts aux Catalans, et l’Etat espagnol menace de sanctionner ceux qui vont les payer ! Les autorités catalanes appellent également les citoyens à ne pas payer leurs impôts à l’Etat espagnol. Bref, on va au-delà du jeu politique. On assiste à une détérioration inquiétante de la coexistence, qui affecte les familles et la vie quotidienne. »

Le patriotisme zéro

« Ce qui a permis au discours nationaliste catalan de prendre de l’ampleur, c’est aussi l’absence de récit national. La dictature franquiste a abusé du nationalisme espagnol. A sa chute, en 1977, une manière d’ancrer la démocratie et de s’opposer à ce passé franquiste a été de rejeter tout symbole patriotique. Dans d’autres pays européens, il est normal de voir des drapeaux nationaux dans les rues. Pas en Espagne. On ne chante pas l’hymne dans les écoles. En Catalogne, mais aussi dans l’Espagne entière, toute personne ayant une sensibilité démocratique rejette les symboles et la mythologie nationale espagnols. Les mythes fondateurs du pays sont également remis en question. Bref, depuis quarante ans, des générations d’Espagnols se méfient de tout récit national. Etre patriote en Espagne, c’est rare, cela vous situe à la marge du spectre politique.

Donc, alors que les discours nationalistes se renforçaient, surtout en Catalogne, il n’y a pas eu, en face, de discours “espagnol”. Personne ne veut être traité de “fasciste” ou d’españolista – c’est-à-dire quelqu’un de très à droite, nostalgique du franquisme –, une accusation qui, pour la majeure partie de la gauche, est une insulte. Même le Parti populaire, le parti le plus españolista, hésite à utiliser les symboles espagnols pour ne pas effrayer une part de son électorat. Il n’existe pas dans le pays un parti qui serait l’équivalent du Front national et c’est peut-être le seul pays européen qui n’a pas vu croître de formations d’extrême droite.

Les grands mythes que mon père a appris à l’école comme témoignages de la grandeur impériale espagnole sont remis en cause. Je pense à ces récits du XIXe siècle, aux mythes littéraires, comme le Cid Campeador [chevalier mercenaire, figure de la Reconquista face aux musulmans], mais aussi historiques, comme le catholicisme religieux, les rois de Castille, la conquête des Amériques, etc., qui furent exaltés par Franco. On ne les enseigne plus, ils sont considérés comme ridicules. La conséquence est qu’ils ont été remplacés par des mythes régionaux, en Catalogne, en Andalousie, aux Asturies, en Galice…

Aussi ai-je peur de ce qui va se passer après le 1er octobre, jour prévu pour le référendum [sur l’indépendance de la Catalogne]. Il serait néfaste qu’émerge de nouveau, à la faveur de la question catalane, une faction españolista. Car nous avions réussi à nous libérer du patriotisme et cela peut aboutir à quelque chose de pire. D’autant plus que, si l’Espagne a été un pays très proeuropéen, la crise a brisé ce rêve. La bureaucratie de Bruxelles et les sentiments qui, au Royaume-Uni, ont abouti au Brexit ont provoqué un réel désenchantement en Espagne. »

La responsabilité des intellectuels

« Pendant longtemps, une majorité des intellectuels, en particulier ceux de gauche, a négligé la question nationale. Quand ils l’abordaient, c’était pour afficher leur mépris envers leur pays. Deux figures importantes de la littérature espagnole du XXe siècle, Juan Goytisolo et Sanchez Ferlosio, ont même écrit des livres et des essais contre l’Espagne, contre l’idée qu’elle représente. Le seul autre exemple en Europe, me semble-t-il, est l’Autriche…

L’Espagne a pourtant connu une tradition progressiste de réflexion sur son identité avant la guerre civile [1936-1939], avec des intellectuels comme Antonio Machado ou Miguel de Unamuno. Mais pendant la transition démocratique, après la chute de Franco, il n’y a pas eu de volonté d’y revenir : ce sujet était vu comme démodé, peu intéressant. Toutes ces réflexions ont été qualifiées de galdosianas – un adjectif dérivé du nom de l’écrivain Benito Pérez Galdós [1843-1920], auteur d’une chronique sur l’Espagne de son époque intitulée Les Episodes nationaux. C’est un romancier formidable, l’équivalent de Flaubert, mais comme il a écrit sur la société espagnole, il a été méprisé.

Bref, jusqu’aujourd’hui, écrire sur l’Espagne vous valait d’être classé à droite. Mais c’est en train de changer. La nouvelle génération à laquelle j’appartiens n’a pas connu le franquisme. Certains d’entre nous n’ont plus peur de s’interroger sur ce qu’est le pays ni d’écrire sur le sujet. Je crois que beaucoup d’Espagnols attendaient un discours sur leur identité. Mon essai, L’Espagne vide, a provoqué un débat au sein de la société, en rappelant l’existence d’une Espagne oubliée et en interrogeant notre relation avec elle. J’ai été invité par quasiment tous les partis politiques, notamment par Podemos, qui veut construire un récit national progressiste. Dans un pays où la politique est en ruine, où les différents partis ne trouvent aucun point d’accord, ce sujet [de l’Espagne délaissée] peut susciter un consensus. »

Sergio del Molino, journaliste, s’est imposé comme l’une des voix les plus originales au sein de la nouvelle génération de romanciers et essayistes, qui n’a pas connu le franquisme. Habitant de Saragosse, capitale de la communauté autonome d’Aragon, cet auteur de sept romans a suscité un débat national avec la publication, en 2016, de son essai La España ­vacia : viaje por un pais que nunca fue (« L’Espagne vide. Voyage dans un pays qui n’a pas existé », Turner, non traduit).

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