L’Espagne ne laissera pas un juge s’attaquer au «pacte de l’oubli»

Depuis la mort du général Franco en 1975, ce sont les valeurs démocratiques portées par les vaincus de la guerre civile de 1936-1939 qui ont fondé les bases de l’Espagne moderne. Subsistait, cependant, la loi d’amnistie qui occultait les crimes de la dictature franquiste. Pour s’être attaqué à ce «pacte de l’oubli», le juge Garzon, accusé d’abus de pouvoir, risque jusqu’à 20 ans d’interdiction d’exercer la justice.

Faut-il laisser dormir les vieux démons de la guerre civile espagnole? Ou faut-il les affronter pour se libérer des chaînes du passé et rappeler à la mémoire les dizaines de milliers de victimes ensevelies dans des fosses communes, les 30 000 enfants enlevés à leurs mères emprisonnées, les camps de travail forcé de la dictature franquiste, le demi-million d’Espagnols forcés à l’exil et dont des milliers finirent dans les camps nazis? Le destin personnel du juge Garzon incarne le changement de perspective de nos sociétés face à leur passé tragique, mais aussi les résistances farouches qui subsistent.

Il y a d’abord, la conviction d’un juge qui épousa celle d’une grande partie de nos sociétés. Contre la chape de plomb du silence, contre l’amnistie et l’amnésie, dire la réalité du crime et ainsi soulager les victimes et élaborer un nouveau contrat social qui ne soit plus basé sur la conspiration du silence et l’impunité. C’est armé de cette certitude que Garzon inculpa en 1998 l’ex-dictateur chilien, Augusto Pinochet au titre de la compétence universelle. Dix ans plus tard, il voulut appliquer la même approche à son propre pays. Il devait pour cela faire tomber l’obstacle de la loi d’amnistie de 1977. Il tenta de la court-circuiter en affirmant que les franquistes avaient commis des crimes contre l’humanité qui devenaient, en tant que tels, imprescriptibles, et donc punissables. La magistrature espagnole ne le suivit pas et c’est pour cela qu’il est désormais poursuivi.

Que le crime contre l’humanité n’existât pas encore lors de la guerre civile espagnole, que les républicains aient commis aussi leur part d’exactions et que l’immense majorité des auteurs des crimes franquistes soient morts ou en fin de vie sont des questions subsidiaires pour Garzon. L’enjeu, pour lui, est d’utiliser la justice comme instrument de transformation sociale. Une exigence de justice qui rassembla des dizaines de milliers d’Espagnols, il y a quelques jours, exigeant la fin de l’impunité, brandissant les photos de leurs grands-parents assassinés et exigeant que ceux-ci aient droit enfin à une sépulture décente.

En ce sens, l’action de Garzon est le pur produit des valeurs que célèbre l’Europe contemporaine, porteuse du triple héritage que sont la psychanalyse, les tribunaux de Nuremberg et la réunification du continent après les décennies de guerre froide. Autrement dit, de la conjugaison de la libération de la parole et du droit comme instrument de reconnaissance du crime, le tout inscrit dans une Europe aspirant à se débarrasser des nationalismes belliqueux.

L’étonnant dans cette affaire, c’est que Garzon perde cette bataille dans une guerre de la mémoire qui est largement gagnée. Depuis l’adoption de la loi sur la «mémoire historique», votée en 2007 par le parlement, la démocratie espagnole a rendu hommage aux victimes de la dictature franquiste et, en particulier, «aux personnes qui ont perdu la vie et à celles qui ont été privées de liberté pour avoir été emprisonnées, déportées, dépossédées de leurs biens, condamnées à des travaux forcés, ou enfermées dans des camps de concentration dans et hors des frontières espagnoles».

Restait la loi d’amnistie de 1977, vestige du «pacte de l’oubli». Garzon, en voulant par son action la rendre caduque, cherchait à ce que la vérité historique aujourd’hui connue et largement acceptée soit authentifiée par la reconnaissance judiciaire des crimes. Avec pour conséquence, l’ouverture d’enquêtes quitte à ce que celles-ci se soldent par des poursuites pour les derniers responsables vivants de la répression franquiste ou des demandes en réparation. Bref, en faisant coïncider vérité judiciaire et vérité historique, Garzon voulait mettre un terme à l’exception espagnole en Europe, en matière de traitement du passé. Il s’est heurté aux craintes des conservateurs qui redoutaient l’émergence d’une vérité judiciaire trop unilatérale sur le franquisme. Il s’est aussi heurté à ses nombreux ennemis de gauche comme de droite, trouvant ici l’occasion de se débarrasser d’un homme incontrôlable, protégé jusqu’ici par son aura médiatique internationale de «tombeur» de Pinochet. Mais sa défaite provisoire ne doit pas cacher le mouvement de fond: le pacte de l’oubli a vécu en Espagne

Pierre Hazan, visiting lecturer à L'Iheid.