L’espérance tunisienne

Célébration du quatrième anniversaire de la révolution tunisienne, avenue Bourguiba, à Tunis, en janvier. Photo Anis Mili. Reuters
Célébration du quatrième anniversaire de la révolution tunisienne, avenue Bourguiba, à Tunis, en janvier. Photo Anis Mili. Reuters

Les attributions du prix Nobel de la paix n’ont pas toujours été heureuses : souvent, les jurés - un groupuscule d’anciens parlementaires et d’évêques norvégiens -, qui n’engagent qu’eux-mêmes, se sont révélés esclaves de l’actualité immédiate, des modes ou de leurs préjugés. On se réjouira d’autant plus du choix de cette année : les quatre associations civiles qui ont constitué le «Dialogue national tunisien» ont épargné à leur pays une guerre civile de type syrien ou une dictature de modèle égyptien. Le Dialogue a sauvé la démocratie en Tunisie et montre, par-delà la Tunisie, que le «printemps arabe», qui a détrôné les dictateurs, peut encore conduire à des régimes politiques normaux et au développement économique au bénéfice du grand nombre. On nous objectera que la Tunisie est singulière, une nation arabe, certes, mais empreinte de culture latine, en symbiose économique et culturelle avec l’Europe, et où les islamistes ont généralement été modérés. De fait, la Tunisie est plus «occidentalisée» que ne le sont la Libye, l’Egypte ou le Maroc. Il n’empêche que de Tunisie est parti le printemps arabe après que Mohammed Bouazizi, marchand ambulant interpellé par des policiers véreux, se fut immolé par le feu. Si le monde arabe se reconnut en Bouazizi, c’est la preuve que la Tunisie, sous la dictature de Ben Ali, accumulait les mêmes tares qui écrasent tout le monde arabe depuis les années 50 : le Dialogue, s’il vaut pour la Tunisie, ne serait pas inconcevable dans le reste du Proche-Orient.

Ce prix Nobel est l’occasion de rappeler quelques vérités sur l’islam et les Arabes, enfouies dans l’actualité des combats. La première de ces vérités est que le désordre, le malheur et l’exil affectent moins le monde musulman que la sphère arabe de ce monde. Les plus grands pays musulmans par le nombre, l’Indonésie, le Bangladesh, l’Inde, la Malaisie, ne souffrent pas de tourments de la même ampleur. Il convient de ne pas confondre ce qui est avant tout un malaise arabe, civilisationnel, plus qu’il n’est religieux et musulman. A juste titre, on a parlé d’un printemps arabe et pas d’un printemps musulman : ce n’est pas l’islam qui conduit à la violence et devrait être «réformé», mais l’usage que certains d’entre les Arabes font de cet islam. Comment expliquer ce «problème arabe» ? La réponse ne se trouve pas dans le Coran, ouvrage complexe aux interprétations multiformes, mais dans l’histoire du XXe siècle.

Le découpage de l’Empire ottoman puis la décolonisation ont enfanté des pays aux frontières ingérables, qui ne coïncidaient ni avec des ethnies ni avec des pratiques religieuses locales. Il en est surgi autant de dictatures, républicaines ou monarchiques, pour imposer un drapeau et une unité de façade à des peuples divers. Ces dictatures ne pouvaient qu’échouer ; seule la démocratie aurait pu conduire à une cohabitation civile. Et la décolonisation s’étant faite contre les puissances occidentales, les nouveaux pays arabes se sont naturellement tournés, dans les années 60, vers l’Union soviétique : non contents de soutenir les dictatures syrienne et algérienne, en particulier, les Soviétiques ont exporté leur modèle économique qui, à cette époque, paraissait plus efficace que le capitalisme. Ces influences conjuguées ont conduit à l’éradication des entrepreneurs, des classes moyennes, des libertés universitaires et journalistiques. La pauvreté intellectuelle de l’Egypte témoigne de cette dégradation d’une nation qui, avant le régime prosoviétique de Gamal Abdel Nasser (de 1956 à 1970), fut le foyer intellectuel et spirituel du monde arabe.

La désertification politique, économique, artistique du Proche-Orient a suscité l’islamisme, une idéologie du XXe siècle dont l’organisation emprunte au fascisme : les statuts de la confrérie des Frères musulmans, créée en Egypte, copient ceux du Parti fasciste italien. L’islamisme est bien un fascisme plus qu’un dérivé du Coran, qui est son alibi. De même que le fascisme puisait dans la nostalgie et les représentations de l’Empire romain, les islamistes exaltent un Age d’or très ancien, le temps du Prophète. Dans les deux cas, nous voici confrontés à ce que les sociologues nomment «l’invention de la tradition».

On ne rappelle ces précédents que dans la mesure où ils sont peu connus des Européens, qui préfèrent gloser sur l’islam en général plutôt que d’entrer dans la complexité de l’histoire arabe, voire de s’interroger sur les origines coloniales du désordre présent. Et cette histoire est peu connue des Arabes eux-mêmes, hormis les élites intellectuelles, qui sont privées d’influence dans leur propre pays. Dans le monde arabe, qui se souvient de la Renaissance arabe, qui avait précédé d’un siècle le printemps arabe, lorsque des hommes d’Etat - souvent formés en France - comme Rifaa al-Tahtawi (en 1834) introduisirent en Egypte et au Levant des écoles pour les filles, une presse libre et des monarchies constitutionnelles ? Le Dialogue tunisien n’est pas une rupture, mais un retour possible à la Renaissance après la parenthèse socialiste et dictatoriale. Par-delà la Tunisie, il reste aux autres pays arabes à renouer avec leur propre histoire pour révéler au monde et à eux-mêmes que ni la dictature ni le fascisme islamiste sont leur destin : ce sont des aberrations.

Ce sera long, ce n’est pas hors d’atteinte, et les Européens pourraient y contribuer s’ils admettent que l’islam, la liberté politique et économique sont évidemment complémentaires.

Guy Sorman, ecrivain.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *