L’Etat islamique cherche à déclencher la guerre civile en France

Propos recueillis par Nicolas Truong à Gilles Kepel.

Ces terribles massacres du 13 novembre vous ont-ils surpris ?

Malheureusement non. Depuis plus d’an, l’Etat islamique (EI) appelle à frapper les Français. Le 22 septembre 2014, Abou Mohamed El Adnani, le porte-parole du groupe, a appelé à frapper les Occidentaux partout où se trouvent et particulièrement les « sales et méchants Français ». Une menace réitérée régulièrement par des Français partis en Syrie. Dans un tweet adressé tout début janvier à la rédaction du Monde, Maxime Hauchard, le jeune Normand qui avait égorgé des aviateurs syriens, avait annoncé qu’EI s’apprêtait à sévir en France. Après les attentats de Charlie Hebdo, Salim Ben Ghalem, le Français le plus gradé dans la hiérarchie d’EI, et que les frappes françaises ont essayé d’éliminer ces dernières semaines apparemment sans succès, appelait à tuer n’importe quel de nos – et de ses - concitoyens.

Un cran supplémentaire n’a-t-il pas été franchi par rapport aux attentats de janvier dernier ?

Incontestablement. Avec Charlie Hebdo et l’hyper-cascher, des cibles identifiées étaient visées parce qu’on les incriminait spécifiquement. Comme « islamophobe » pour la rédaction de Charlie ; comme « apostat » pour les policiers musulmans qui servaient sous l’uniforme français ; ou bien comme juif. Aujourd’hui, et comme l’a d’ailleurs expliqué Amedy Coulibaly lors de la prise d’otage de l’hyper-cascher, tout citoyen qui paye ses impôts est selon lui responsable des actions de son gouvernement. Et donc devient une cible légitime pour EI. Selon l’expression coranique, « son sang est licite » (al dam halal).

Que cherche l’Etat islamique avec ce nouveau palier de la terreur ?

Ce que souhaite EI, c’est déclencher la guerre civile. Une stratégie mise en place dès 2005, par Abou Moussab Al Souri dans son fameux Appel à la résistance islamique mondiale : la multiplication des attentats aveugles va organiser des lynchages de musulmans, des attaques de mosquées, des agressions de femmes voilées et ainsi provoquer des guerres d’enclaves qui mettront à feu et à sang l’Europe, perçu comme le ventre mou de l’Occident. C’est dans cette stratégie globale que s’inscrivent les attentats d’hier. Mais ceux-ci visent de façon indiscriminée une jeunesse parmi laquelle doivent se trouver une partie de ceux-là même de leurs coreligionnaires qu’ils veulent enrôler dans leurs rangs. Là réside peut-être la faille stratégique. Car tout le problème du terrorisme, c’est de faire basculer les masses dans le soutien à son action. S’ils n’y parviennent pas, ils échouent politiquement comme en Algérie en 1997, où comme après les attentats d’Al Qaeda qui a épuisé son modèle d’action à force de ne pas trouver de débouchés politiques. Aujourd’hui, les attentats aveugles cherchent à provoquer des pogromes, mais ils visent aussi ceux-là mêmes qu’ils veulent mobiliser. Or contrairement à ce que dit Emmanuel Todd et ceux qui ont brocardé les manifestations du 11 janvier, je crois que malgré toutes les ambiguïtés que celle-ci pouvait contenir, l’unité nationale est la seule riposte politique adéquate, précisément parce que les terroristes chercher à faire vaciller la République.

Faut-il intervenir davantage en Syrie ?

La vraie force du djihad de la troisième génération, c’est sa base irako-syrienne. Peut-être les terroristes sont-ils d’ailleurs allés trop loin. Il faut savoir que le 11 septembre a été interprété par eux comme une forme de démesure de la part de Ben Laden, car il a donné les moyens à George Bush de détruire légitimement et militairement Al Qaeda. Or si l’on met les moyens militaires de détruire Etat islamique, il le sera. Comme expliquer autrement que quelques milliers de djihadistes soient capables de résister à une coalition qui regroupe les plus grandes armées du monde ?

Mais cet EI dans les têtes lui, peut-il être détruit ?

C’est l’interaction entre ici et là-bas qui est sa marque de fabrique. Ici, les terroristes viennent de réussir leur opération martyre, qui consiste à assassiner des « mécréants » sans se faire prendre ou tuer par la police. Le moral de ces combattants est haut parce que le socle syrien tient tête aux puissances occidentales.

Les lieux et le jour de cette action sont-ils symboliques ?

Les djihadistes signifient ainsi que leurs coups peuvent porter au même endroit que les 7 et 9 janvier dernier. Souvenons-nous que le policier Ahmed Merabet a été tué à quelques centaines de mètres du Bataclan, sur le boulevard Richard Lenoir, par les frères Kouachi. Le faire un vendredi 13, un jour de Shabbat, est peut-être aussi le signe d’un copier-coller entre la culture gore et le salafisme irréfragable de ces jeunes soldats du djihad. Les attentats du stade de France rappellent ceux du marathon de Boston, puisqu’ils cherchent à faire paniquer les foules. Mais relevons que le président Hollande a été, d’une certaine manière, également directement visé par cette action.

Pourquoi la France est-elle le plus gros pourvoyeur de djihadistes ?

En raison d’une histoire « rétrocoloniale » qui est loin d’être terminée, comme je l’appelle dans mon livre, Terreur sur l’Hexagone. 2005-2015, genèse du djihad français : rappelons-nous que Mohamed Merah a tué les élèves de l’école Ozar Hatorah à Toulouse le 19 mars 2012, cinquante ans jour pour jour, après la mise en œuvre du cessez-le-feu de la guerre d’Algérie. Ce petit braqueur de banlieue mis en condition par le milieu salafiste de Midi-Pyrénées, par les réseaux sociaux et né dans une famille qui haïssait la France, a été traité avec une maladresse consternante par des services secrets français qui n’avaient pas compris la mutation du djihadisme d’Al Qaeda à celui de la troisième génération. Nous payons aujourd’hui le prix de la cécité de nos élites politiques.


Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, Gilles Kepel fera paraître en janvier aux éditions Gallimard, Terreur sur l’Hexagone. 2005-2015, genèse du djihad français.

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