L’Etat islamique, un djihad enraciné

L’histoire du califat d’Abou Bakr Al-Baghdadi, proclamé le 29 juin par l’organisation Etat islamique (EI) dans les territoires conquis en Irak et en Syrie, commence peut-être un jour inconnu de 2003, lorsqu’un voyou jordanien devenu djihadiste, Abou Moussab Al-Zarkaoui, arrive dans les rues poussiéreuses de Falloujah, une bourgade à l’ouest de Bagdad, afin de rejoindre ce qui était alors l’embryon de la guérilla sunnite irakienne.

L’année précédente, à la Maison-Blanche, le président américain George W. Bush avait pris la décision d’envahir l’Irak, offrant au mouvement djihadiste international l’occasion d’une renaissance inespérée après sa débâcle en Afghanistan, dans les mois qui suivirent le 11-Septembre, et la fuite de ses chefs au Pakistan.

Si la première version de l’Etat islamique a été créée, le 13 octobre 2006, par une alliance entre divers groupes djihadistes irakiens, son origine politique et idéologique remonte donc à l’invasion américaine de l’Irak. Et même si le coup de maître d’Abou Bakr Al-Baghdadi fut d’impliquer son mouvement dans la guerre en Syrie, l’histoire de l’EI demeure une histoire irakienne.

C’est d’ailleurs précisément parce qu’avant d’attirer des milliers de combattants étrangers en Syrie, l’histoire de l’Etat islamique est enracinée en Irak, et très liée à la conquête d’un territoire spécifique, qu’elle diffère idéologiquement d’Al-Qaida et de son djihad mondialisé.

L’anthropologue Hosham Dawood, qui suit minutieusement l’évolution de l’Irak, décrit ainsi l’Etat islamique : « Une organisation salafiste djihadiste, très communautariste sunnite, en opposition extrême avec les chiites, d’inspiration très territoriale, avec des objectifs locaux tels que la défense du sunnisme et le remodelage des frontières. »

Le paradoxe demeure sans doute que cette histoire irakienne a tout d’abord pris de l’ampleur grâce à deux étrangers : d’une part, le guerrier Abou Moussab Al-Zarkaoui (de son vrai nom Fadel Nazzal Al-Khalayleh), chef du groupe armé Unification et Guerre sainte puis d’Al-Qaida en Irak, un Jordanien du village de Zarqa, mort en 2006 ; de l’autre, l’ingénieur et idéologue Abou Moussab Al-Souri (de son vrai nom Mustapha Sitt Mariam Nassar), un Syrien d’Alep.

En 2004, dans son Appel à la Résistance islamique mondiale, un texte de 1 600 pages, Al-Souri entérine l’idée d’un déclin inéluctable d’Al-Qaida et théorise la nécessité d’adopter une stratégie de conquête d’un territoire. « Al-Souri, c’est la rupture avec Al-Qaida et le fondement idéologique de Daech [acronyme arabe de l’Etat islamique] », rappelle le politologue Gilles Kepel, qui a écrit en 2008 sur cette « troisième génération du djihad ».

« C’est cette troisième génération distanciée qu’incarnera, entre autres, Abou Moussab Al-Souri. De même que la stratégie qui a abouti au 11-Septembre s’est construite sur la critique et le dépassement des guérillas vaincues de la première moitié des années 1990, la troisième génération se construit sur le dépassement et la critique (explicite chez Souri, implicite chez Zarkaoui) de la “double razzia bénie”, référence aux attaques spectaculaires d’Al-Qaida contre les Etats-Unis en 2001, écrit alors Gilles Kepel dans Terreur et Martyre(Flammarion 2008). Selon Souri, les effets pervers des attentats de New York et Washington l’emportent sur leurs conséquences bénéfiques. »

« BAGHDADI VEUT L’UNION DES TERRES DE L’ISLAM »

« La rupture entre Zarkaoui et Ben Laden remonte à l’invasion américaine de l’Irak », constate l’historien Jean-Pierre Filiu. Tandis qu’Al-Qaida cherchait à frapper l’ennemi lointain, Zarkaoui se concentre sur l’ennemi proche chiite. Les Américains lui offrent une terre de djihad, et il agit dans son environnement immédiat. C’est ainsi qu’il est devenu le chef d’Al-Qaida en Irak et a attiré les djihadistes étrangers. Zarkaoui a imposé son tempo au chef, Ben Laden. »

Cette territorialisation constitue « la différence fondamentale avec Oussama Ben Laden, qui n’a jamais proclamé le califat, jamais incité ses troupes à se substituer à des mouvements locaux tels que les talibans, jamais territorialisé son mouvement, commente le politologue Olivier Roy. Ben Laden a au contraire mondialisé Al-Qaida. Baghdadi, lui, ne se situe pas dans une perspective mondialiste. Il veut l’union des terres de l’islam ».

En s’installant à Falloujah et en tentant de mêler son mouvement djihadiste à la guérilla sunnite, Abou Moussab Al-Zarkaoui accorde déjà une véritable importance à la notion de « territoire ». Il est le précurseur du « califat » d’Abou Bakr Al-Baghdadi.

« OBSESSION DE LA PURIFICATION »

Encore plus que Zarkaoui, Baghdadi pousse très loin la stratégie préconisée par Souri. « Ben Laden avait une conception moderne et mondialisée du djihad. Avec Baghdadi, on revient au concept classique du califat, poursuit Olivier Roy. Les gens d’Al-Qaida sont des universalistes, avec pour premier ennemi l’Amérique, l’Occident. Ils ne veulent pas perdre de temps à se battre entre musulmans, à s’attaquer aux chiites. Alors que pour Baghdadi, qui est plus archaïque que Ben Laden, l’ennemi numéro un est le chiite, et les autres musulmans hérétiques. Il veut “purifier” le territoire. »

Gilles Kepel rappelle, lui aussi, cette « obsession de la purification » de l’Etat islamique, sur fond d’« obsession du conflit entre sunnites et chiites, auquel Ben Laden n’était pas attaché ». « Cela se traduit par une obsession de l’égorgement : l’autre est l’impur qu’on déshumanise. Comme un animal. On égorge le chiite, le chrétien, le juif, et on le revendique. Le seul “pur” est le sunnite qui suit l’Etat islamique. »

En imposant ses vues à la direction d’Al-Qaida – Oussama Ben Laden et celui qui deviendra son successeur, Ayman Al-Zawahiri –, Abou Moussab Al-Zarkaoui a provoqué une véritable guerre civile entre sunnites et chiites en Irak, et créé les fondements de ce qui mènera à la création, après sa mort, de l’organisation de l’Etat islamique.

« LA BRÈCHE SYRIENNE »

Pour autant, la défaite d’Al-Qaida en Irak et la création de l’Etat islamique, dans la seconde partie des années 2000, ne laissaient pas présager un essor aussi spectaculaire de l’organisation d’Abou Bakr Al-Baghdadi (de son vrai nom Ibrahim Awad Ibrahim Ali Al-Badri), qui a pris la tête de l’EI le 16 mai 2010.

« Abou Bakr Al-Baghdadi s’est révélé un peu plus doué que les autres, constate Hosham Dawood. Il a profité des erreurs fatales du pouvoir de Bagdad et de la brèche syrienne, sur fond de vide créé par le retrait américain. Le front syrien a consolidé l’Etat islamique et a permis de ramener une force en Irak. En allant en Syrie, il a joué un coup intelligent, qui s’est avéré très payant. Il a pérennisé son organisation, au-delà des dons et des pillages, par une existence financière, grâce aux ressources naturelles. Il s’est donné les moyens de l’autonomie. »

En Syrie, Abou Bakr Al-Baghdadi tente d’unifier les djihadistes en annonçant, le 9 avril 2013, que l’Etat islamique en Irak (EII) devient l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) et absorbe le Front Al-Nosra, le mouvement rebelle syrien devenu la filiale locale d’Al-Qaida. C’est un échec. Le chef du Front Al-Nosra, Abou Mohammad Al-Joulani, bien qu’ayant combattu en Irak avec Baghdadi, refuse, et obtient le soutien de la direction d’Al-Qaida. Zawahiri décrit l’établissement de l’EIIL comme « une erreur » et prie chaque organisation de s’occuper de son propre pays.

NUL NE PEUT AUJOURD’HUI PRÉSAGER DE L’AVENIR DE CE CALIFAT

Baghdadi transforme alors cet échec en rupture totale avec Al-Qaida et entre en guerre contre Al-Nosra. Ce qui couvait depuis les origines, depuis Falloujah, devient une guerre à mort et prépare le terrain à la proclamation du califat transfrontalier dont Baghdadi rêve. « C’est la rupture avec la maison mère. Et puis il y a sans doute une dimension personnelle : Bagh­dadi veut être calife à la place du calife, pense Olivier Roy en évoquant Ben Laden, d’autant plus que le calife est mort. »

C’est ainsi que le premier jour du ramadan de 2014, le 29 juin, après avoir réussi, avec ses troupes aguerries par le conflit syrien et grâce au soutien de tribus sunnites, une percée fulgurante dans l’ouest irakien, Abou Bakr Al-Baghdadi proclame le califat et devient le « calife Ibrahim ». Il apparaît en public à la mosquée de Mossoul et appelle tous les musulmans du monde à lui obéir.

Nul ne peut aujourd’hui présager de l’avenir de ce califat. L’intervention militaire internationale en cours contre l’Etat islamique peut autant mondialiser les ambitions de l’EI que le ramener à une clandestinité locale.

« LA MENACE EST SANS PRÉCÉDENT »

En dépit de son ancrage très irakien, et désormais irako-syrien, certains spécialistes craignent une ambition internationale de l’EI. « Maintenant que Baghdadi a son territoire, son califat, il va tenter de projeter sa violence à l’étranger, craint Jean-Pierre Filiu. C’est pourquoi la menace est sans précédent. Baghdadi n’a proféré de menaces contre l’étranger qu’à partir du moment où il était capable de les mettre à exécution. »

Hosham Dawood en doute. « Je n’ai à vrai dire jamais cru, même quand Zarkaoui dirigeait Al-Qaida en Irak, à une ambition de type Al-Qaida venue d’Irak. Le projet a toujours été ce qu’on voit aujourd’hui avec l’Etat islamique, un projet sunnite localisé, estime-t-il. Les responsables de l’EI tiennent à cet ancrage. Ils ne veulent pas attaquer pour disparaître ensuite dans la clandestinité. Ils ont des ambitions politiques. Ils attaquent pour rester, pour occuper un territoire. »

« LE MODÈLE DE L’EI EST COMPARABLE À CELUI DES TALIBANS »

L’anthropologue pense qu’en dehors de la menace représentée par les djihadistes étrangers susceptibles de rentrer dans leurs pays, « l’intervention ne va pas internationaliser l’Etat islamique  ». Il développe : «  Le danger est au contraire que l’EI s’installe dans la durée. Son modèle est davantage comparable à celui des talibans que d’Al-Qaida, avec un ancrage dans la société et une ambition politique. »

Par ailleurs, en attendant de voir comment le vent va tourner, les organisations djihadistes dispersées dans le monde entier restent plutôt fidèles à Al-Qaida ou à l’idée qu’elles se font de leur autonomie. Rares sont ceux qui font allégeance au calife. Reste qu’un rapprochement entre Al-Qaida et l’Etat islamique n’est pas à exclure définitivement. En Syrie, en dépit des combats féroces qu’ils se sont livrés, le Front Al-Nosra a appelé à résister à l’intervention contre l’EI.

Malgré les différences politiques et idéologiques entre ces organisations et en dépit des querelles d’ego et de leadership, l’intervention militaire pourrait contribuer à souder une nouvelle alliance djihadiste. Baghdadi combattait l’ennemi proche, et voici que l’ennemi lointain est de retour.

Rémy Ourdan, journaliste.

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