L’Etat plurinational sous tension en Bolivie

Le 22 janvier 2010, lors de son discours d’investiture, pour un second mandat comme président de la République, Evo Morales Ayma, premier Indien aymara élu au suffrage universel avec la majorité absolue, qualifiait sa victoire comme étant celle de la fin d’une ère qui débuta au moment de la fondation de la République en 1825 : «Un Etat colonial qui s’en va et un Etat plurinational qui arrive.» Il illustrait ce changement en décrivant la configuration bigarrée de l’Assemblée plurinationale de la manière suivante : «C’est émouvant de [vous] voir assis, tel un concours de chapeaux, tel un concours de casques de mineurs, tel un concours de vêtements. C’est ça, l’Assemblée plurinationale qui représente le peuple bolivien aux côtés des professionnels en cravate.» Pour la première fois dans l’histoire de ce pays andin, le peuple, dans sa multiplicité ethnique (63 % de la population se dit indienne) et sociale, siégeait dans les instances parlementaires (Assemblée et Sénat). Il était là… visible… légitimé par les urnes, dans sa diversité ethnique et vestimentaire.

Morales exprimait, à sa manière et avec émotion, la conclusion d’une étape qui semblait décisive dans le cadre de la réalisation du paradigme de «l’Etat souverain, centralisé et territorialement consolidé» dominant importé dans les Amériques, étape qui résonne comme un échec retentissant dans la constitution d’une communauté de citoyens représentative de la société dans sa totalité et sa multiplicité.

Six ans plus tard, le changement dans l’agenda politique qu’a supposé la convocation du référendum du 21 février a été envisagé par l’exécutif comme un nouveau plébiscite à la gestion du gouvernement d’Evo Morales alors que le mandat s’achevait en 2019. Tel ne fut pas le cas.

Certes, les réussites sont structurelles et nombreuses. Les référents symboliques de la communauté politique imaginée et les principes légitimateurs de la citoyenneté ont radicalement changé. Par exemple, l’utilisation d’un nouveau vocabulaire dans les discours politique et national ; la revalorisation profonde politique et symbolique du «populaire» et de l’«indigène» dans une société structurée ethniquement et par classe depuis l’indépendance ; l’inclusion d’acteurs d’extraction populaire dans l’administration et à la tête de l’Etat. Au niveau international, la Bolivie s’insère, enfin, dans le concert international comme le pays ayant revendiqué constitutionnellement le principe pluraliste de l’organisation de l’Etat : un laboratoire d’innovations en somme.

Mais il est vrai que les échecs sont là : corruption institutionnalisée y compris de certains mouvements sociaux (scandale de la gestion du Fonds indigène, adjudications opaques de contrats publics, etc.), manque d’indépendance du pouvoir judiciaire, absence de politiques en matière d’égalité de genre, de la santé et de l’éducation, etc. Certes, ces treize dernières années l’économie bolivienne a changé de dimension. La pauvreté et les inégalités se sont réduites, les emplois ont été créés dans les services, la construction, les transports. Une nouvelle classe moyenne consommatrice a émergé.

Même si le gouvernement d’Evo Morales a été un bon gouvernement, le sentiment généralisé et exprimé dans les urnes le 21 février, surtout dans les secteurs urbanisés, a été tel que le président bolivien aurait dû accepter le jeu de l’alternance et éviter de se «perpétuer» au pouvoir. Il a été sanctionné durement. Héritier des partis nationaux-populistes latino-américains (et du Mouvement nationaliste révolutionnaire-MNR), le parti présidentiel MAS tire sa dynamique de sa capacité à mobiliser toutes les forces populaires (tout particulièrement les mouvements sociaux). Il a réussi, en la figure de son leader charismatique, Evo Morales Ayma, à unir des revendications et des espoirs multiples et parfois contradictoires. En ce sens-là, il apparaît plus comme un mouvement que comme un parti. Il a échoué dans la réflexion prospective de l’après-Evo Morales.

L’orientation à la fois étatique et communautaire qui a dominé les premières années de gouvernement et qui a débouché sur la nouvelle Constitution, penche aujourd’hui plus sur la primauté de l’exécutif et sur l’autoritarisme du président Morales. Mais en même temps, la politique continue dans la rue avec force et violence. Le pluralisme politique interculturel est nécessairement conflictuel et inclusif, mais aussi inachevé étant donné que toute démocratie a un besoin de renouvellement constant. La société bolivienne a une immense force créatrice. Elle a aussi des traits séditieux, clientélistes et paternalistes, qui limitent - quand ils ne détruisent pas - les processus de changement qu’ils ont créés. Tel est le cas aujourd’hui. Les vieux démons du passé sont en train de renaître : le racisme, la violence, la mort de l’Etat laïque, etc. Pendant que 35 % de l’électorat qui a voté pour le binôme Evo Morales-Alvaro García Linera croit au «processus de changement» et attend un leader susceptible de les représenter aux élections qui sont prévues dans 90 jours, selon la Constitution.

Mais les événements se précipitent, Morales est maintenant en exil au Mexique, la nouvelle présidente, Jeanine Añez, sénatrice conservatrice, a demandé à l’armée de se joindre à la police pour rétablir l’ordre, l’ONU dénonce un «usage disproportionné de la force», tous les ambassadeurs ont été démis de leur fonction, à l’exception de celui du Pérou (malade) et de celui du Vatican. Les directeurs d’institutions (ministères, etc..) ont dû mettre leur poste à disposition... Ce gouvernement de transition semble donc s’inscrire dans la durée, même s’il annonce vouloir convoquer des élections «très vite».

Il n’en reste pas moins que la vigilance est de mise : le gouvernement de transition récemment nommé par la Présidente est composé de représentants de l’oligarchie de l’agrobusiness de Santa Cruz, proches du leader d’extrême droite, Fernando Camacho.

Christine Delfour , professeure des universités, université de Paris-Est-Marne-la-Vallée (Upem).

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