Lettre à Luba, victime de la politisation de l'aide humanitaire dans le Donbass

La maison de Luba
La maison de Luba

Chère Luba,

Je souhaitais vous revoir dans votre village au cœur du Donbass où nous vous avions connue cet été. Alors, sous un soleil resplendissant, nous étions convenus de reconstruire votre maison.

La veille de notre nouvelle rencontre, le 7 octobre, il faisait encore un temps doux et automnal. Profitant des dernières températures clémentes, les clients venaient nombreux savourer leur café sur les terrasses de Donetsk sans risque de se faire faucher par un obus. Le cessez-le-feu tenait depuis six semaines.

Le lendemain, le thermomètre enregistrait sans transition les premières valeurs négatives de la saison, funestes prémices d’un hiver rude et précoce. Désormais, le froid allait s’installer durablement en Ukraine. Dehors, il pleuvait dru. Chez vous, le toit ne vous abritait que très partiellement des intempéries. Seule une toile tendue au plafond empêchait la pluie de pénétrer à flots dans l’unique pièce soi-disant habitable de votre maison presqu’entièrement démolie lors des combats entre l’armée ukrainienne et les forces séparatistes.

De votre village, il ne reste que des ruines, à l’exception de quelques bâtiments épargnés par un bienveillant hasard. Les armes se sont tues mais quelques kilomètres plus loin les ennemis s’observent, enterrés dans leurs tranchées, prêts à en découdre à la moindre provocation.

Lors de notre visite, vous n’étiez pas à votre domicile ou, plus précisément, de ce qu’il en reste. À défaut de pouvoir reconstruire votre maison, vous soignez encore visiblement votre jardin. Les fleurs cultivées au milieu des gravats témoignent de votre obstination à privilégier la vie sur la destruction. Selon quelques habitants rencontrés au village, vous étiez récemment partie vivre ailleurs. Nous étions soulagés de vous savoir au chaud. Vous attendiez des jours plus cléments avant de retrouver vos murs effondrés. À tout hasard, nous vous avions laissé un numéro de contact chez vos voisins. Ainsi, vous pourriez nous joindre à votre retour, le printemps prochain.

Vous nous aviez rappelés le soir même. Vous regrettiez le rendez-vous raté. Par manque de chance, lors de notre passage vous étiez sortie faire des courses. L’information était donc erronée. A notre effroi, vous vivez toujours dans vos ruines. Contrairement aux jeunes générations prêtes à recommencer leur vie ailleurs, vous ne voulez pas quitter votre foyer, aussi endommagé fût-il, malgré votre âge avancé, malgré le froid et la neige prochaine. Vous choisissez d’affronter les rigueurs de l’hiver plutôt que le déracinement d’un nouvel exil. Beaucoup de vos contemporains font un choix identique. Après tout, n’ont-ils pas déjà survécu aux horreurs de la Deuxième Guerre mondiale?

Vous étiez touchée par notre sollicitude, mais vos sanglots trahissaient une situation désespérée. Depuis cet été, nous n’avons rien pu faire pour vous aider. A notre décharge, vos autorités nous ont empêchés d’agir peu après notre première rencontre. Elles exigeaient une accréditation préalable avant de permettre une reprise de nos activités.

Une telle mesure s’applique dorénavant à toutes les organisations humanitaires internationales opérant sur territoire séparatiste. En sus de formalités administratives restrictives, il s’agit d’apposer une signature au bas d’un document établi par une administration non reconnue par les Nations unies.

Quelques juristes onusiens bien pensants à New York ne nous ont pas autorisés à signer un tel papier. Ils ont décrété de façon péremptoire que notre paraphe conférerait une reconnaissance politique à des autorités auto-proclamées. La signature d’une agence de l’ONU au bas d’un formulaire légitime-t-elle les séparatistes? Bien sûr que non. Les humanitaires ont toujours dû transiger avec des entités non reconnues en droit international. C’est notre tribut à payer pour aider des personnes dans votre situation. L’impératif humanitaire, celui de venir au secours des populations civiles en situation de conflit, est supérieur à toute autre considération de nature politique.

Certes, les séparatistes violent de façon flagrante leur obligation d’assurer un accès sans entraves à l’aide humanitaire, mais les juristes de New York leur ont offert le prétexte parfait pour bloquer notre action. La raison comme le cœur commanderaient à l’une ou l’autre partie de céder, mais il existe une intransigeance réciproque. Interdiction de signer d’une part, autorisation de travailler uniquement en échange d’une signature de l’autre. Luba, vous êtes devenue l’otage d’un bras-de-fer qui nous paralyse. A ce jour, ni la pression internationale, ni les promesses déclamées dans les enceintes diplomatiques n’ont permis une reprise de notre travail; peut-être demain, dans une semaine ou dans un mois, seulement l’hiver n’attend point.

Le blocus commercial décrété par l’Ukraine à l’encontre des séparatistes vient empirer une situation économique difficile qui affecte en premier lieu des personnes vulnérables comme vous, âgées, isolées, peu mobiles, sans soutien familial, sans travail, avec, pour les plus chanceuses d’entre elles, une maigre pension comme unique secours. Malgré l’extrême précarité de votre situation, vous faites preuve d’une admirable dignité. Vous ne demandez qu’à vivre en paix dans votre maison, sans risquer de mourir de froid, mais votre voix trop faible ne parvient pas jusqu’à Donetsk, Kiev, Moscou ou New York.

Ma mission en Ukraine s’achève. Je serai de retour en Suisse. Je vous ai fait parvenir un peu d’argent, triste aveu de mon impuissance.

Chère Luba, comme tant d’autres, vous êtes victime non seulement d’un conflit armé, mais également d’une politisation de l’aide humanitaire. En ce qui vous concerne, nous avons pu référer votre cas à d’autres agences opérant au Donbass. J’espère simplement qu’il ne sera pas trop tard. L’hiver peut être très rude dans votre beau pays.

Avec mes excuses les plus sincères,

Jean-Noël Wetterwald, délégué du HCR en fin de mission

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