Lettre à ma fille

Une peluche calcinée dans la banlieue sud de Beyrouth, le 2 octobre 2024. Photo d'illustration : Mohamed Yassine.
Une peluche calcinée dans la banlieue sud de Beyrouth, le 2 octobre 2024. Photo d'illustration : Mohamed Yassine.

Cela fait des semaines que je tente de te garder à l’abri des nouvelles, de mon anxiété. En vain. Tu ne cesses de me demander ce qui ne va pas. Si seulement je pouvais t’en parler. Mes nuits sont sans sommeil, mes journées sont interminables. Ici, à Paris, le monde est en perpétuel mouvement, mais le mien se fige. J’erre dans les rues, observant tous ces gens qui continuent de vivre. Je ne peux m’empêcher de me demander ce que ce serait de mener une vie normale, de ne pas se faire de mauvais sang pour ceux qu’on aime, de ne pas voir de loin son pays ravagé par les flammes.

Cela fait déjà plusieurs jours qu’Israël bombarde inlassablement Beyrouth et d’autres régions de notre pays. Tel-Aviv prétend mener une guerre contre le Hezbollah, mais, en réalité, il lance une nouvelle guerre contre tout le Liban. Les frappes aériennes ont coûté la vie à 2 000 personnes au moins. Il y a, parmi eux, beaucoup d’enfants de ton âge. Des centaines de milliers de Libanais se sont retrouvés dans la rue. Il y a de petites filles qui te ressemblent. Elles ont pour lit un trottoir et pour maison une salle de classe. Les enfants ne prêtent plus aucune attention aux devoirs, leur seul souci étant de rester en vie. Eux ne pourront pas aller au cinéma ou jouer dans un parc comme nous, puisque leur survie est en jeu. Eux ne pourront pas lire d’histoire, comme nous le faisons chaque soir, bien au chaud dans notre lit, parce que la plupart du temps, ils ne peuvent trouver le sommeil. Le bruit des explosions est beaucoup trop fort, trop effrayant.

Je suis venue ici dans l’espoir de retrouver un semblant de normalité, de pouvoir te protéger et t’épargner tout cela, mais j’ai l’impression de ne pas avoir réussi à me sauver moi-même. Je suis venue dans l’espoir d’entamer une nouvelle vie, déterminée à mettre fin à ces interminables cycles de violences, à couper le cordon avec le Liban après l’explosion meurtrière de 2020 qui t’a traumatisée et brisé nos vies au passage. Mais le Liban me rattrape toujours. Il coule dans mes veines.

Je suis venue en me disant qu’ici tu n’aurais pas à te battre pour tes droits. Ici, tu serais appréciée à ta juste valeur. Mais toute cette indifférence me pèse. Ne te méprends pas : je suis infiniment reconnaissante pour la vie paisible que tu mènes ici en France, pour les amitiés que tu as construites, pour la culture et la paix. Rien ne m’est plus cher que de te voir aussi épanouie, mais je ne puis retrouver la paix intérieure.

Aujourd’hui, j’aimerais que ma douleur suscite l’indignation, mais seul un silence assourdissant résonne. J’aimerais que des mesures concrètes soient prises pour sauver ce qui reste de notre patrie, mais tout n’est que paroles creuses. Je croyais que l’impunité à laquelle nous nous dérobions n’aurait pas sa place en Europe. Je croyais que tout le monde était fermement attaché au droit international, qu’importe le lieu et les circonstances.

Jamais je ne me suis sentie aussi impuissante qu’aujourd’hui. En tant que mère, je ne peux te laisser seule ici pour rejoindre ton papa au pays. Là-bas, je pourrais couvrir la guerre. Je ne voudrais être nulle part ailleurs. Je passe mes journées à accorder des entretiens télévisés à travers le monde, à écrire sur les réseaux sociaux pour sensibiliser l’opinion. Je ne fais que parler, dans l’espoir que les mots puissent soigner mes maux. Mais ce n’est pas le cas. C’est la première fois que je ne suis pas au Liban alors qu’une tragédie le frappe de plein fouet. Plus que jamais, être loin de chez moi me pèse.

Tu sais qu’il y a une guerre à Gaza : je voulais te protéger, mais je ne voulais pas non plus t’enfermer dans une bulle. Le Liban ressemble chaque jour un peu plus à Gaza. Toute l’année, tu n’as cessé de me demander si la guerre avait pris fin et si le grand tribunal où je m’étais rendue – en faisant allusion à la Cour internationale de justice – avait « condamné Israël à la prison. Je ne sais jamais quoi te répondre. Mais il n’y a rien de plus simple, mon amour ». Non, il ne l’a pas fait, parce que cela fait trop longtemps qu’Israël commet des crimes de guerre et occupe des territoires palestiniens en toute impunité.

Tu ne liras pas ma lettre aujourd’hui. Tu ne la liras sans doute pas dans les quelques années à venir non plus. Mais j’espère pouvoir un jour te la donner, lorsque je te saurai prête. Je l’accompagnerai de mon livre sur l’effondrement du Liban pour que tu comprennes et te remémores cela. Peut-être qu’à ce moment-là, tu seras à Beyrouth, dans cette ville où je suis tombée amoureuse de ton papa, où tu as passé les quatre premières années de ta vie et où j’ai vécu les plus beaux moments de la mienne. Peut-être me regarderas-tu, incrédule. Le passé te semblera lointain, surréel presque. Tu me diras : « Je suis contente que tout cela soit du passé et qu’il fasse si bon vivre ici. »

Par Dalal Mawad, journaliste libanaise basée à Paris. Dernier ouvrage : « All She Lost. The Explosion in Lebanon, the Collapse of a Nation and the Women Who Survive » (Non traduit, Bloomsbury, 2023).

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