Lettre de Port-au-Prince, sur fond de guerre civile

De temps en temps, des rafales d’armes automatiques traversent le silence de la nuit et viennent rappeler que nous sommes en guerre. Civile, de basse intensité certes, mais c’est la guerre. Le temps des pénuries, des réserves dans des bidons et des urgences médicales non satisfaites parce que les routes sont coupées et le risque très grand de recevoir un plomb si on s’aventure sans précaution dans les rues. L’électricité est rare, et l’eau, il y a longtemps qu’elle n’est plus qu’un fantasme au robinet devenu dans toutes les maisons un objet d’art pour antiquaires. Tout le monde boit de l’eau en bidon, ou en sachet. C’est dire que nous étions préparés à la guerre.

Le jappement des chiens ponctue ce concerto désenchanté qui fait peser sur la ville une atmosphère funèbre, un air de trêve précaire entre deux poussées de fièvre. Le pays est en état d’ébullition depuis dix jours et le pouvoir est incapable de répondre efficacement aux attentes de la population. La foule exige le départ du Président et, pour bien le faire entendre, elle met quotidiennement à sac les magasins et les boutiques dans les quartiers huppés de la capitale, de Pétion-Ville et de Delmas, menaçant même de s’en prendre aux personnes responsables, à ses yeux, de l’oppression et de la misère dont souffre le pays depuis trop longtemps.

Une âcre odeur de fumée, de pneus brûlés monte des barricades. Les gens dorment, mais les esprits veillent, au coin du feu. Certains ont passé la nuit à écouter les nouvelles qui parviennent de-ci de-là, amplifiées par la rumeur, gonflées par les partages sur le Net de certaines images de la crise que personne n’ose appeler par son vrai nom. La Révolution est en marche. Comme elle n’a pas de chef, personne ne l’a reconnue, ou alors personne n’ose l’appeler par son nom. Au risque de passer inaperçue…

Je me suis couché nu comme un ver pour avoir moins chaud et profiter au maximum de la légère brise qui de la porte à la fenêtre me fait sentir la présence au loin de la mer. Une présence si discrète, si lointaine, que l’on en arrive parfois à l’oublier. Mais Port-au-Prince reste un port et il faut se coucher tard ou se lever tôt pour le savoir. Autrefois, lorsque nous habitions rue du Centre, je voyais passer devant notre maison les pêcheurs qui s’en allaient lever leurs nasses au fond de la baie dès 4 heures du matin pour la criée du jour. Aujourd’hui, à Tabarre, je suis bien loin de la mer, mais lorsque je regarde le ciel, je vois passer de grands oiseaux qui rentrent ou qui partent (difficile de savoir avec les oiseaux) vers des destinations lointaines pour la journée, le gosier plein à craquer. Oiseaux de mer qui se nourrissent uniquement de poissons et de crustacés et qui traversent le grand ciel noir au-dessus des vivants dans leur profond sommeil. Il n’y a que leurs fientes sur nos toits qui témoignent de leur passage.

Il est à peine 1 heure du matin et je n’ai pas sommeil. Je ne peux imaginer aller faire un tour, même pas dans le jardin. Cela mettrait les chiens en émoi, ils pourraient croire que c’est l’heure du repas. Alors, je tourne en rond, dans ma tête et dans ma maison. Condamné à la réclusion à domicile depuis plus d’une semaine, j’ai éclusé ma bibliothèque et épuisé mes réserves de kleren [alcool de canne à sucre en créole haïtien ou «clairin» en français, ndlr]. Il ne me reste plus grand-chose à lire ni à boire. Il reste à écouter.

Je me dirige vers le studio et je mets de la musique pour mitiger le bruit des balles et les aboiements des chiens. Je choisis au hasard un album et je tombe sur un vieux Miles Davis. Miles. Un enregistrement de 1955 avec John Coltrane, Paul Chambers, Red Garland et Phily Joe Jones. J’écoute avec un sentiment de réminiscences subtiles qui me reviennent par vagues et qui m’avise qu’il y a quelques années, dans des circonstances à peu près comparables, j’écoutais déjà ce même album en boucle parce qu’à l’époque c’était le seul moyen de continuer à vivre sans Miles. Il venait de mourir la veille, et moi j’allais avoir 30 ans. C’était un 29 septembre, et le pays allait connaître un coup d’Etat sanglant [coup d’Etat militaire de 1991, ndlr] qui marquerait un premier pas vers l’abîme d’où nous ne sommes pas sortis depuis.

Le corps a ses souvenirs que la mémoire ignore et qui surgissent dans le noir, au moment opportun. Je me rappelle, par la musique, cette nuit où tout espoir de démocratie a été étouffé par le massacre de la population dans les quartiers populaires. De ma maison, j’entendais les coups de feu et de loin je pouvais voir les colonnes de fumée au-dessus de la plaine. J’étais déjà professeur de lycée, et mes souvenirs sont ceux d’un jeune révolté engagé en faveur de la démocratie et farouchement opposé au gouvernement de facto mis en place par les militaires sous la houlette du général Raoul Cédras. Nous entrions, au son de la musique de Miles, sans le savoir dans un tunnel, une période obscure dont le retour au pouvoir d’Aristide et les années Préval n’ont fait que creuser plus avant le trou. Non pas dans le sens d’une sortie vers la lumière, mais plutôt d’une descente aux enfers. Marquée par le pillage systématique des finances publiques, la percolation de la corruption aux diverses échelles de l’administration, et la généralisation du naje pou sòti [«sauve qui peut», ndlr], signal que la curée générale était ouverte aux grands fauves.

29 septembre 1991-29 septembre 2019, vingt-huit ans plus tard, c’est à peu près le temps qui s’écoule entre deux générations. J’ai l’impression que le temps s’est arrêté et que je suis encore en train de vivre la même scène de guerre civile. Avec des gens armés jusqu’aux dents, les yeux rougis par le manque de sommeil et les paupières alourdies par l’alcool, patrouillant dans les rues de la capitale, tirant à vue sur les manifestants, des barricades et des incendies…

Compte tenu de l’espérance de vie et de l’âge moyen de la population, la plupart de mes compatriotes de mon âge sont morts, les autres n’ont pas connu autre chose que le chaos et la misère. Je me sens soudain vieux à cause de mes souvenirs qui sont si anciens. Je me regarde dans la glace et je reconnais à mes rides que c’est bientôt la fin. Arrivé au sommet de la pyramide des âges, je suis statistiquement et plus probablement mort en mon propre pays. Les moins de 30 ans représentant plus de 70 % de la population, ils ne savent rien de la période d’avant le trou, d’avant la décadence. Ils constatent que depuis la fuite de Duvalier en 1986, le pays a toujours été gouverné par des crétins corrompus et brutaux, que les rues de la capitale ont toujours été encombrées d’immondices et ils se disent que c’était mieux avant. Ils rêvent d’un peu d’ordre et de rigueur. D’égalité et de fraternité. C’est normal, à ceci près que cela dédouane au passage le régime honni qui a précisément ouvert la porte à la «boudachirure» actuelle que le pays peine à chasser du pouvoir aujourd’hui.

C’est à cette majorité résignée, sans boussole et sans repère, que me commande de m’adresser mon démon de minuit, Il m’empêche de dormir et me dit : «Regarde la révolution en marche, ces jeunes gens qui crient leur désespoir et qui occupent les barricades, ces jeunes filles qui vendent leurs charmes et qui occupent les trottoirs, ces marchandes qui occupent la chaussée et qui brassent la pénurie, ces fatras qui encombrent les rues et qui disent que les services ne sont pas assurés, pendant que les autorités s’en moquent, ces professeurs qui travaillent avec dévotion et qui ne reçoivent qu’avec parfois des années de retard leur maigre salaire, etc. Décris-la dans ses détails et ne laisse rien passer qui ne soit pour ta plume objet d’observation et d’analyse. Pour l’édification des absents, qui ont soif de savoir, et pour ouvrir la comprenette aux générations à venir»

Jean-Marie Théodat, Géographe, rattaché à Paris-I.

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