Lettre d’un homme trans à l’ancien régime sexuel

7,9 % des femmes ont subi à un ou plusieurs moments de leur vie des attouchements sexuels dans l’espace public. Photo Sandra Rocha
7,9 % des femmes ont subi à un ou plusieurs moments de leur vie des attouchements sexuels dans l’espace public. Photo Sandra Rocha

Mesdames, Messieurs, et les autres,

Au milieu des tirs croisés autour des politiques de harcèlement sexuel, je voudrais prendre la parole en tant que contrebandier entre deux mondes, celui «des hommes» et celui «des femmes» (ces deux mondes qui pourraient très bien ne pas exister mais que certains s’efforcent de maintenir séparés par une sorte de mur de Berlin du genre) pour vous donner des nouvelles depuis la position d’«objet trouvé» ou plutôt de «sujet perdu» pendant la traversée.

Je ne parle pas ici comme un homme qui appartiendrait à la classe dominante, de ceux à qui l’on assigne le genre masculin à la naissance, et qui ont été éduqués comme membres de la classe gouvernante, de ceux à qui l’on concède le droit ou plutôt de qui l’on exige (et c’est une clef d’analyse intéressante) qu’ils exercent la souveraineté masculine. Je ne parle pas non plus comme femme, étant donné que j’ai volontairement et intentionnellement abandonné cette forme d’incarnation politique et sociale. Je m’exprime ici en tant qu’homme trans. Aussi je ne prétends, en aucune façon, représenter quelque collectif que ce soit. Je ne parle ni ne peux parler comme hétérosexuel, ni comme homosexuel, bien que je connaisse et habite les deux positions, puisque quand quelqu’un est trans, ces catégories deviennent obsolètes. Je parle comme transfuge de genre, comme fugitif de la sexualité, comme dissident (parfois maladroit, puisque manquant de codes préétablis) du régime de la différence sexuelle. Comme auto-cobaye de la politique sexuelle qui fait l’expérience, encore non thématisée, de vivre de chaque côté du mur et qui, à force de le passer quotidiennement, commence à en avoir marre, messieurs et mesdames, de la rigidité récalcitrante des codes et des désirs que le régime hétéro-patriarcal impose.

Laissez-moi vous dire, depuis l’autre côté du mur, que la chose est bien pire que ce que mon expérience de femme lesbienne m’avait permis d’imaginer. Depuis que j’habite comme-si-j’étais-un-homme dans le monde des hommes (conscient d’incarner une fiction politique) j’ai pu vérifier que la classe dominante (masculine et hétérosexuelle) n’abandonnera pas ses privilèges parce que nous envoyons moult tweets ou poussons quelques cris. Depuis les secousses de la révolution sexuelle et anti-coloniale du siècle passé, les hétéros patriarches sont embarqués dans un projet de contre-réforme – auquel se joignent désormais les voix «féminines» qui désirent continuer à être «importunées/dérangées». Ce sera la guerre de mille ans – la plus longue des guerres, sachant qu’elle affecte les politiques de reproduction et les processus à travers lesquels un corps humain se constitue en tant que sujet souverain. De fait, ce sera la plus importante des guerres, parce que ce qui se joue n’est ni le territoire ni la ville mais le corps, le plaisir et la vie.

Robocop et Alien

Ce qui caractérise la position des hommes dans nos sociétés technopatriarcales et hétérocentrées, c’est que la souveraineté masculine est définie par l’usage légitime des techniques de violence (contre les femmes, contre les enfants, contre les hommes non blancs, contre les animaux, contre la planète dans son ensemble). Nous pourrions dire, en lisant Weber avec Butler, que la masculinité est à la société ce que l’état est à la nation : le détenteur et l’usager légitime de la violence. Cette violence s’exprime socialement sous forme de domination, économiquement sous forme de privilège, sexuellement sous la forme de l’agression et du viol. Au contraire, la souveraineté féminine est liée à la capacité des femmes à engendrer. Les femmes sont sexuellement et socialement assujetties. Seules les mères sont souveraines. Au sein de ce régime, la masculinité se définit nécropolitiquement (par le droit des hommes à donner la mort) tandis que la féminité se définit biopolitiquement (par l’obligation des femmes à donner la vie). On pourrait dire de l’hétérosexualité nécropolitique qu’elle est quelque chose comme l’utopie de l’érotisation de l’accouplement entre Robocop et Alien, en se disant qu’avec un peu de chance, l’un des deux prendra son pied…

L’hétérosexualité est non seulement, comme Wittig le démontre, un régime de gouvernement : c’est aussi une politique du désir. La spécificité de ce régime est qu’il s’incarne en tant que processus de séduction et de dépendance romantique entre agents sexuels «libres». Les positions de Robocop et d’Alien ne sont pas choisies individuellement, et ne sont pas conscientes. L’hétérosexualité nécropolitique est une pratique de gouvernement qui n’est pas imposée par ceux qui gouvernent (les hommes) aux gouvernées (les femmes) mais plutôt une épistémologie fixant les définitions et les positions respectives des hommes et des femmes par le biais d’une régulation interne. Cette pratique de gouvernement ne prend pas la forme d’une loi, mais d’une norme non écrite, d’une transaction de gestes et de codes ayant pour effet d’établir dans la pratique de la sexualité une partition entre ce qui peut et ce qui ne peut se faire. Cette forme de servitude sexuelle repose sur une esthétique de la séduction, une stylisation du désir et une domination historiquement construite et codifiée érotisant la différence du pouvoir et la perpétuant. Cette politique du désir est ce qui maintient l’ancien régime sexe-genre en vie, malgré tous les processus légaux de démocratisation et de d’empowerment des femmes. Ce régime hétérosexuel nécropolitique est aussi dégradant et destructeur que l’étaient la vassalité et l’esclavage à l’époque des lumières.

Il faut modifier le désir

Le processus de dénonciation et de visibilisation de la violence que nous vivons fait partie d’une révolution sexuelle, qui est aussi imparable qu’elle est lente et sinueuse. Le féminisme queer a situé la transformation épistémologique comme condition de possibilité d’un changement social. Il s’agissait de remettre en question l’épistémologie binaire et la naturalisation des genres en affirmant qu’il existe une multiplicité irréductible de sexes, de genres et de sexualités. Nous comprenons aujourd’hui que la transformation libidinale est aussi importante que la transformation épistémologique : il faut modifier le désir. Il faut apprendre à désirer la liberté sexuelle.

Pendant des années, la culture queer a été un laboratoire d’invention de nouvelles esthétiques de sexualités dissidentes, face aux techniques de subjectivation et aux désirs de l’hétérosexualité nécropolitique hégémonique. Nous sommes nombreux à avoir abandonné il y a longtemps l’esthétique de la sexualité Robocop-Alien. Nous avons appris des cultures butch-fems et BDSM, avec Joan Nestle, Pat Califia et Gayle Rubin, avec Annie Sprinkle et Beth Stephens, avec Guillaume Dustan et Virginie Despentes, que la sexualité est un théâtre politique dans lequel le désir, et non l’anatomie, écrit le scénario. Il est possible, à l’intérieur de la fiction théâtrale de la sexualité, de désirer lécher des semelles de chaussure, de vouloir être pénétré par chaque orifice, ou de chasser l’amant dans un bois comme s’il était une proie sexuelle. Cependant, deux éléments différentiels séparent l’esthétique queer de celle de l’hétéro normation de l’ancien régime : le consentement et la non-naturalisation des positions sexuelles. L’équivalence des corps et la redistribution du pouvoir.

Esthétique de l’hétérosexualité

Comme homme-trans, je me désidentifie de la masculinité dominante et de sa définition nécropolitique. Ce qui est le plus urgent n’est pas de défendre ce que nous sommes (hommes ou femmes) mais de le rejeter, de se dés-identifier de la coertion politique qui nous force à désirer la norme et à la reproduire. Notre praxis politique est de désobéir aux normes de genre et de sexualité. J’ai été lesbienne la plus grande partie de ma vie, puis trans ces cinq dernières années, je suis aussi loin de votre esthétique de l’hétérosexualité qu’un moine boudhiste lévitant à Lhassa l’est du supermarché Carrefour. Votre esthétique de l’ancien régime sexuel ne me fait pas jouir. Ça ne m’excite pas «d’importuner» qui que ce soit. Ça ne m’intéresse pas de sortir de ma misère sexuelle en mettant la main au cul d’une femme dans les transports en commun. Je ne ressens aucune sorte de désir pour le kitch érotico-sexuel que vous proposez : des mecs qui profitent de leur position de pouvoir pour tirer un coup et toucher des culs. L’esthétique grotesque et meurtrière de l’hétérosexualité nécropolitique me débecte. Une esthétique qui re-naturalise les différences sexuelles et situe les hommes dans la position de l’agresseur et les femmes dans celle de la victime (douloureusement reconnaissante ou joyeusement importunée).

S’il est possible d’affirmer que dans la culture queer et trans nous baisons mieux et plus, c’est d’une part parce que nous avons extrait la sexualité du domaine de la reproduction et surtout parce que nous nous sommes dégagés de la domination de genre. Je ne dis pas que la culture queer et transféministe échappe à toute forme de violence. Il n’y a pas de sexualité sans ombres. Mais il n’est pas nécessaire que l’ombre (l’inégalité et la violence) prédomine et détermine toute la sexualité.

Représentants et représentantes de l’ancien régime sexuel, débrouillez-vous avec votre part d’ombre and have fun with it, et laissez-nous enterrez nos mortes. Jouissez de votre esthétique de la domination, mais n’essayez pas de faire de votre style une loi. Et laissez-nous baiser avec notre propre politique du désir, sans homme et sans femme, sans pénis et sans vagin, sans hache et sans fusil.

Paul B. Preciado, philosophe.

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