L’EU confie la culture à un commissaire indigne

L’Union européenne compte parmi ses membres un Etat qui affaiblit gravement les institutions de sa démocratie : la Hongrie du premier ministre hongrois, Viktor Orban. Ses trois premières cibles ont été les médias, la justice et la culture. La presse fit l’objet en 2010 d’une loi d’encadrement et la Cour constitutionnelle, en 2011, fut largement remaniée aux « couleurs » du parti en place. De nombreuses autres atteintes aux libertés ont suivi.

En avril 2011, dans une démarche inédite au niveau européen, 21 magistrats hongrois avaient alerté Bruxelles sur le risque que courait à leurs yeux l’indépendance de la justice de leur pays. Il était clair, dès ce moment, que la Hongrie violait les traités qu’elle avait signés, notamment l’article 2 du traité de Lisbonne, qui consacre comme valeurs européennes « la démocratie, l’Etat de droit, le respect du pluralisme [et] de la non-discrimination », ainsi que la Charte des droits fondamentaux (moins connue) qui, en son article 11, consacre « la libertédes médias et leur pluralisme ».

Au sein des institutions de l’Union, un large consensus s’est rapidement dégagé pour condamner ces dérives, mais plutôt que d’appliquer une procédure de sanctions (l’article 7 du traité de Lisbonne), elles ont préféré l’attentisme. Et c’est dans cette spirale de la démission que les eurodéputés ont, ce 22 octobre, accordé leur confiance à la nouvelle Commission, et donc à Tibor Navracsics, commissaire désigné par Viktor Orban, par 423 voix contre 209 et 67 abstentions.

Suspicion généralisée

Dans un paradoxe très européen, ce vote s’est fait sur fond de suspicion généralisée à l’égard du candidat et surtout de son mentor. Dans chaque groupe où la consigne était de voter pour, il y eut de courageuses défections, et ce sont finalement des additions de voix éparses qui ont permis ce honteux adoubement.

Deux jours avant, quelques-uns des plus grands noms de la culture européenne avaient adressé au président de la Commission, Jean-Claude Juncker, une pétition lui enjoignant de renoncer à la nomination de Tibor Navracsics, représentant d’un régime qui « limite la liberté d’expression, refuse la diversité et brime le secteur artistique ». Pour toute concession, M. Navracsics s’est vu retirer le portefeuille de la citoyenneté, tout en conservant ceux de l’éducation, de la jeunesse et de la culture.

La nomination de Tibor Navracsics fait froid dans le dos. Ministre de la justice de Viktor Orban, il a été le fer de lance de la mise au pas de sa justice, en restreignant les libertés publiques. Quant aux mesures du gouvernement Orban à l’égard de la culture, disons-le tout net : au-delà d’une volonté manifeste de mainmise sur son contenu, elles se caractérisent par une quête nationaliste obsessionnelle des origines et de la pureté magyares, qui rappellent de sinistres précédents.

Les deux plus grands artistes hongrois vivants se sont d’ailleurs exilés : Imre Kertész, juif rescapé des camps de concentration et Prix Nobel de littérature 2002, vit en Allemagne, après avoir dénoncé « la culture de la haine » ; Béla Tarr, l’un des plus grands cinéastes d’aujourd’hui, vit et travaille désormais à Sarajevo. Rappelons en outre le limogeage en 2010 du directeur artistique de l’Opéra de Budapest, Balázs Kovalik, qui avait confié à un Italien la mise en scène d’un opéra hongrois. En 2010 toujours, deux personnalités considérées comme néofascistes et antisémites, l’acteur György Dörner et l’écrivain Istvan Csurka, ont été nommées à la tête du Nouveau Théâtre de Budapest.

En octobre, le cinéaste György Palfi s’est vu retirer les subventions qu’on lui avait accordées car il exprimait, d’après les autorités, « une vision personnelle du monde » (sic). Enfin, il y a quelques jours, une taxe sur l’utilisation d’Internet, dont l’intention liberticide était transparente, a été qualifiée de « honte » par la commissaire sortante Neelie Kroes et condamnée par l’ensemble de ses collègues. Elle a finalement été retirée.

Misérable arrangement

L’attitude du Parlement européen est d’autant plus navrante qu’il était jusqu’ici l’institution européenne la plus enthousiaste à la notion de culture. Mais un misérable arrangement a été conclu entre les groupes qui y formaient une majorité de circonstance, conservateurs et sociaux-démocrates ménageant chacun les candidats de l’autre camp afin de faire passer les siens. Les sociaux-démocrates affirmèrent qu’ils ne pouvaient s’opposer à la nomination de Tibor Navracsics sans courir le risque qu’un candidat « pire encore » soit désigné par Viktor Orban.

C’est ici que l’on constate que l’absence de sanctions à l’égard de la Hongrie a pris l’Europe au piège de ses propres atermoiements. Ce qui ressort de ce triste marchandage est un mépris de l’Europe pour la culture : donnons à un commissaire contesté, donc politiquement très affaibli, un portefeuille sans importance.

Il n’empêche que, dans un contexte de crise où la culture est plus que jamais nécessaire car vectrice de paix et de rassemblement, le symbole de cette nomination pèse très lourd. Si on se penche sur les textes régissant la culture dans l’Union, la désignation de Tibor Navracsics est illégitime. L’article 167 du traité sur l’Union européenne met en effet l’accent sur « l’héritageculturel commun », sur « l’amélioration de la connaissance et de la diffusion de laculture et de l’histoire des peuples européens », et prévoit que « l’Union tien[ne] comptedes aspects culturels dans son action (…), afin notamment de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures », c’est-à-dire exactement l’inverse de ce qui s’est passé et de ce qui se passe aujourd’hui en Hongrie.

La seule possibilité d’évincer Tibor Navracsics est entre les mains de Jean-Claude Juncker, qui peut obliger un commissaire à démissionner. Cette nomination ne peut que dissoudre un peu plus encore les liens entre l’Europe et ses artistes et risque même d’entraîner leur divorce définitif, ou en tout cas très prolongé. Ils avaient pourtant manifesté beaucoup de bonne volonté en appelant à voter aux élections européennes, lors du Forum de Chaillot, au mois d’avril.

Cette affaire hongroise est, hélas, reçue avec indifférence par une opinion publique qui, il y a un demi-siècle encore, descendait volontiers dans la rue pour protester contre ce qui se passait en Grèce, en Espagne et au Portugal.

Emmanuel Leclercq, avocat au Barreau de Paris, professeur associé à l'Université de Rouen.

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