L’Europe a besoin de mercantilisme, pas de protectionnisme

Dans les pays développés, mais en passe d’être rattrapés par les émergents, la mondialisation a engendré un nombre croissant d’hommes « inutiles » : sans-emploi, chômeurs, précaires, intermittents, travailleurs pauvres. Beaucoup d’entre eux sont sensibles aux discours xénophobes, protectionnistes, identitaires, racistes, anti-élite. Ils adhèrent aux slogans « Faisons revenir nos emplois ! » ou « Expulsons les migrants »… L’inutilité croissante est l’une des causes majeures du Brexit, de la victoire de Donald Trump et de la montée des partis xénophobes en Europe.

Un recentrage des économies par grands blocs et la reprise du pouvoir par les Etats pour réduire les effets inégalitaires de la mondialisation est désormais une option politique partout ouverte. La victoire aux Etats-Unis d’une version brutale et protectionniste de cette option marquera, si le président Trump fait ce qu’il dit, la fin de la phase libérale des mondialisations et le déclin complet de l’empire américain. Elle ouvrira une phase « mercantiliste » de l’économie mondiale.

On connaît les dangers annoncés de la moindre entrave au libre-échange : guerres commerciales et monétaires, récession et perte finale de beaucoup plus d’emplois que l’on a espéré en rapatrier. On pourrait rétorquer : à quoi donc a servi la croissance sous libre-échange des dernières décennies dans les pays riches si elle a détruit tant d’emplois, qu’elle a empli les trappes d’inutilité et qu’elle a de plus concentré tous les revenus supplémentaires sur les 1 % les plus riches ? On peut aussi rappeler que certaines politiques protectionnistes – pas toutes, il est vrai – ont été fort efficaces, comme en Allemagne et aux Etats-Unis au XIXsiècle, au Japon, en Corée et en Chine au XXe.

Modifier les règles du jeu

Viser non pas la croissance pour elle-même, mais directement l’emploi, c’est-à-dire une « croissance plus inclusive », est donc un objectif légitime, et désormais légitimé par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et le Fonds monétaire international (FMI). Il faut donc modifier les règles du jeu qui commandent la localisation, par les firmes globales, des emplois nomades. De manière à freiner l’hémorragie qui engendre de l’inutilité dans les pays riches et à stimuler le développement des nouveaux continents émergents. Telle devrait être la dimension extérieure des politiques de « croissance inclusive ».

Ce serait une grave erreur, que Donald Trump est en train de commettre, que de restreindre la circulation des marchandises par un protectionnisme classique fait de taxes douanières et d’autres obstacles non tarifaires. Le grand enjeu économique et politique du siècle, c’est l’émergence de l’Asie du Sud et de l’Afrique, qui compteront respectivement 2,3 et 2,5 milliards d’habitants dès 2050.

Pour s’industrialiser de manière soutenable pour l’environnement et la planète, ces continents ont besoin de centaines de milliards d’investissements directs étrangers et d’importations de machines et de technologies en provenance des pays riches et émergents. Ils ont donc aussi besoin que ceux-ci laissent leurs frontières ouvertes à leurs exportations massives de produits manufacturés « bas de gamme ».

Devant de tels défis, revenir au protectionnisme classique serait absurde. Par surcroît, ces mesures seraient totalement inadaptées aux mondialisations en cours – numériques, industrielles et financières –, devenues aujourd’hui la structure même de l’économie. Les firmes globales ont dispersé les chaînes de valeur dans tous les territoires, généralement au sein de « clusters » spécialisés. Imposer des droits de douane sur les pièces et les produits finis désorganiserait à l’aveugle et donc gravement ces chaînes de valeur.

Imposer un contenu local minimal

Mieux vaut, comme le fait de longue date le gouvernement chinois et comme l’a fait le gouvernement américain dans le cas des TGV d’Alstom, imposer un contenu local minimal pour accéder au marché local. Par exemple, annoncer aux firmes chinoises ou brésiliennes : « Si vous voulez vendre un avion à une compagnie aérienne qui le fera atterrir en Europe, il faudra que 30 % de sa valeur ajoutée soit réalisée en Europe. Nos clusters aéronautiques, à Toulouse ou à Hambourg, accueilleront avec enthousiasme vos investissements. »

Une telle mesure laisse les firmes globales libres d’optimiser les chaînes de valeur et de continuer ainsi à transmettre aux consommateurs finaux les avantages des économies d’échelle et d’agglomération. Il s’agit de politiques « mercantilistes » et non protectionnistes. En effet, ce qu’il s’agit d’attirer dans un territoire est l’équivalent actuel de « l’or » des mercantilistes du XVIIsiècle : les emplois nomades.

Contrôle des chaînes de valeur ajoutée

La révolution numérique rend désormais possible et facile un contrôle des chaînes de valeur ajoutée. Il suffit d’attacher une puce RFID à chaque composant d’un bien manufacturé pour connaître la répartition de sa valeur ajoutée dans chaque territoire. Cette technique présente aussi un immense avantage fiscal : les prix de transfert sont déclarés, et donc les marges localisées. Quant aux services internationalement échangeables, on peut les tracer aisément avec les paiements bancaires.

Encore faut-il être un marché attrayant pour réussir de telles politiques. Elles ne peuvent donc être envisagées qu’au niveau européen et certainement pas au niveau des Etats membres, même si on est l’Allemagne. Puisque la Chine est désormais en phase active et conquérante d’investissement direct à l’étranger et que la politique de Trump pourrait conduire les grandes firmes américaines du numérique à diversifier leurs implantations, une belle opportunité existe pour l’Europe de mettre en œuvre une politique mercantiliste visant à attirer les investissements directs et les créations d’emplois nomades.

Pierre-Noël Giraud, professeur d’économie à Mines ParisTech et Dauphine, PSL Research University. Il est l’auteur de L’Homme inutile. Du bon usage de l’économie (Odile Jacob, 2015).

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