L’Europe a besoin d’une pensée stratégique : construisons-la !

L’Union européenne (UE) a un nouveau Parlement. Dans quelques semaines, elle aura de nouveaux dirigeants à la Commission et au Conseil européens. Une nouvelle dynamique est espérée. Un nouvel équilibre politique et démocratique s’installe. Et pourtant, tout pourrait demeurer comme avant. A certains égards, cette nouvelle Europe ressemblera beaucoup à l’ancienne. Une Europe largement prisonnière des débats nationaux. Une Europe sans cap, parce que sans boussole.

Comment établir, en effet, des choix politiques européens si nos intérêts à long terme, les menaces qui pèsent sur nous, les opportunités qui s’offrent à nous, nos atouts et nos faiblesses ne sont pas identifiés au préalable ? C’est impossible. C’est pourtant dans cette contradiction que se débat l’UE, sans vision stratégique. Le moment est propice à une décision des chefs d’Etat pour former un groupe de personnalités indépendantes, capables d’engager la construction d’une pensée européenne à long terme. Il n’est pas trop tard.

Les débats récents autour de la 5G illustrent les limites d’une Europe qui peine à anticiper les enjeux du futur sous un angle stratégique. Quand les Etats-Unis interdisent l’accès à leur marché d’entreprises chinoises comme Huawei ou ZTE, ils le font sur le fondement d’une analyse de long terme associant sécurité nationale et souveraineté industrielle face à l’avance prise par la Chine.

Se préparer aux grands enjeux

Pékin a bâti sa supériorité technologique et industrielle grâce à une stratégie de long terme et des efforts coordonnés entre recherche, puissance publique et secteur privé. L’Europe, elle, est apparue mal préparée et sans alternative industrielle crédible à faire valoir dans la compétition entre géants américains et chinois. Cette absence de solution européenne ne serait pas en soi problématique, si elle n’était la conséquence d’un manque d’anticipation.

Cet exemple est transposable à de multiples domaines et pas seulement en matière technologique. Construire une industrie de la santé à la pointe des techniques génétiques ou nanotechnologiques mais protectrice des enjeux éthiques. Identifier et sécuriser l’accès aux ressources rares nécessaires à la production de batteries au cœur des futurs systèmes électriques.

Se préparer aux grands enjeux démographiques et migratoires en analysant les flux à venir et les capacités d’accueil au sein de l’Union. Renforcer la robustesse de nos protections sociales face aux enjeux du vieillissement. Identifier et sécuriser les infrastructures critiques de l’Union à l’horizon 2050. Développer et protéger la création culturelle en Europe à l’ère numérique pour en faire un outil de rayonnement. Identifier les normes du futur sur lesquelles l’Union peut chercher à imposer ses standards.

Développer une stratégie à long terme

Pourquoi ne pas organiser la veille et la prospective de façon systématique ? L’Europe ne manque ni de scientifiques, ni de centres de recherche excellents, ni même de moyens financiers lorsqu’elle unit ses forces. Identifier nos experts, protéger notre savoir-faire, former suffisamment de spécialistes, soutenir les innovations de rupture, connaître et observer la concurrence, mesurer les conséquences sociales, économiques et éthiques des nouvelles technologies, accompagner les développements industriels… Tout ceci ne s’improvise pas.

Les principaux concurrents de l’UE ont, eux, développé une approche stratégique à long terme. La Chine est sans doute la puissance qui a le plus fait des projections dans le temps long le fondement de ses politiques publiques. La Russie ou les Etats-Unis, selon des méthodes plus ou moins développées et décentralisées, déploient également une réflexion stratégique pour arrêter les décisions les plus importantes en matière de recherche, de défense ou d’industrie avec une cohérence d’ensemble.

Mais l’Union européenne est dépourvue d’une telle feuille de route et incapable de l’écrire. Dans chaque Etat membre, séparément et à des degrés divers, ces enjeux stratégiques sont certes pris en compte. Plusieurs réflexions européennes thématiques, centrées sur des enjeux technologiques, ont été lancées, sur l’intelligence artificielle par exemple. Il existe par ailleurs aussi de petites cellules de prospective attachées à la Commission européenne ou au Conseil.

Des objectifs partagés

Enfin, par le passé, des exercices de réflexion à long terme ont existé, comme celui mené par le groupe présidé en 2008 par Felipe Gonzalez. Mais ces exercices étaient centrés sur l’avenir institutionnel de l’UE. Le besoin est aujourd’hui différent et plus profond. L’Europe et ses Etats membres ont besoin de construire une réflexion stratégique autour de sujets concrets, sans se perdre dans des querelles institutionnelles.

Or, nos efforts demeurent insuffisants et dispersés. Il n’existe aucun réseau constitué et articulé entre acteurs économiques, universitaires, politiques ou stratégiques. Aucune réflexion n’est structurée, partagée et animée dans la durée entre les Etats membres et l’Union sur l’ensemble des défis de long terme qu’ils doivent pourtant relever ensemble.

L’heure est favorable à l’élaboration de cette réflexion à long terme. L’Europe a besoin d’une pensée stratégique : construisons-la ! Les chefs d’Etat du Conseil européen pourraient donner mandat à un petit groupe d’experts, pour construire et animer un réseau capable d’élaborer cette pensée dont l’Europe a besoin, y compris pour renforcer sa cohésion et lutter contre les propositions populistes. La volonté d’agir ensemble sera d’autant plus forte si les objectifs sont partagés.

Une démarche ambitieuse

Plusieurs écueils doivent être évités pour ne pas aboutir à une vision étriquée ou s’en tenir à une vague approche géopolitique. Le risque principal est bien de se focaliser sur l’avenir institutionnel de l’Union et d’effrayer ainsi une large partie des États membres. Le mandat devra explicitement écarter ce thème pour ne pas être assimilé à un vaste plan de relance politique. Il n’y a pour cela ni consensus entre les gouvernements, ni soutien massif des populations.

Cette démarche n’en demeure pas moins très ambitieuse et doit aussi associer les citoyens européens, comme l’appelait de ses vœux Emmanuel Macron à la fin de sa lettre pour une renaissance européenne. Enfin, cet effort de réflexion devra être pérennisé à travers un réseau d’instituts et de centres de recherche. L’essor de cette pensée à long terme n’enlèvera rien à la capacité de choix politiques des Etats et des institutions européennes. Ils disposeront de bases plus solides et partagées plutôt que de se limiter à des horizons souvent nationaux et presque toujours de court terme.

Réfléchir ensemble, préparer l’avenir, définir des objectifs stratégiques communs. Tout cela est si évident que l’Europe ne s’y attelle pas sérieusement malgré l’urgence. Répondre à cette urgence relève de la responsabilité du Conseil européen et de son futur président, pour que l’Europe dispose enfin d’une boussole !

Erkki Maillard (Ancien directeur de cabinet du ministre des Affaires européennes (2010-2011), conseiller pour les affaires internationales du PDG d’EDF).

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